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26/11/25

L’espace, colonne vertébrale vertueuse de la défense européenne ?

Les capacités, les technologies et les industries spatiales occupent une place croissante dans la compétition stratégique qui oppose les grandes puissances. Enjeu de la rivalité entre Américains et Soviétiques pendant la guerre froide, l’espace est devenu, par la multiplication exponentielle de ses applications civiles et militaires, une condition majeure de la performance économique et de la sécurité de nos sociétés. Ce domaine est par conséquent au cœur du débat sur l’autonomie stratégique européenne qui se décline ici en capacités très concrètes : l’accès à l’espace, le renseignement satellitaire (imagerie et écoute), la connectivité globale, la navigation sécurisée, la protection des satellites, …

Comme dans d’autres secteurs, l’Europe doit cependant lutter à armes inégales face à ses concurrents, aujourd’hui chinois et américain, compte tenu de ses limites budgétaires (environ 10% des dépenses publiques spatiales mondiales) et d’une gouvernance institutionnelle éclatée entre les Etats, l’Agence spatiale européenne (ESA) et la Commission européenne.

Mais, à la différence de la défense, l’espace fait aujourd’hui l’objet de politiques européennes intégrées et assez largement communautarisées. La part des efforts consacrée à des grands programmes en coopération y est très majoritaire, chacun ayant compris qu’une voie nationale ne permettait pas de les faire aboutir. C’est ce modèle qui doit faire école pour la réalisation des grands projets capacitaires de défense que les Européens doivent mettre en œuvre. Trois tendances viennent en particulier à l’appui d’une Europe spatiale à la fois autonome et compétitive, contribuant directement et par l’exemple à l’indispensable réarmement européen :

1) Une dualité généralisée des technologies et des applications qui profite à la défense :

Dès l’origine, l’investissement dans l’espace a poursuivi des objectifs à la fois civils et militaires, et des synergies entre les deux volets ont été cultivées. On sait par exemple comment le développement des missiles balistiques a profité à celui des lanceurs. Mais ce double usage a longtemps trouvé ses limites, les utilisateurs militaires se réservant les capacités les plus performantes et les plus sécurisées.

Force est de constater que ces barrières ont largement sauté aujourd’hui. L’imagerie spatiale de grande résolution est devenue un produit commercial. Les services de communication fournis par les constellations satellitaires sont accessibles à tous. Il arrive que des satellites civils embarquent des modules destinés à un usage militaire crypté. Quant à la protection des satellites, elle est l’affaire de tous…

Cette convergence civilo-militaire de l’espace est un atout pour l’Europe de la défense, les ambitions nouvelles dans la défense servant à l’inverse de courroie d’entraînement pour les activités spatiales communautaires.

Cette évolution peut être source d’économies en faisant fructifier l’acquis programmatique européen, principalement civil à ce stade. La direction de l’ESA semble l’avoir compris en inscrivant à son agenda des programmes comme l’European Resilience from Space (ERS) et le Earth Observation for Governmental Service (EOGS) qui intéressent la défense. La Commission a également pris en compte cette réalité dans sa proposition pour le futur budget pluriannuel de l’Union Européenne (2028-2034)1 qui fusionne dans un fond de compétitivité les crédits, jusque-là séparés2, destinés à l’espace et à la défense. Deux domaines qui, à Bruxelles, sont d’ailleurs sous l’autorité du même Commissaire, Andrius Kubilius, et gérés par la même Direction générale, la DG DEFIS…

2)Une restructuration bienvenue du paysage industriel :

Une évolution majeure du secteur spatial depuis le début des années 2000 est l’irruption d’acteurs privés, principalement américains3, qui ont pris une place prépondérante dans la définition et la réalisation des grands programmes. Leur succès tient à leur capacité d’innovation technologique, financée en grande partie par la NASA, et à leur intégration verticale offrant l’ensemble des capacités attendues par le marché commercial, depuis les lanceurs jusqu’aux satellites.

De notre côté de l’Atlantique, l’étroitesse des financements publics4 fait dépendre les acteurs industriels du marché commercial où ils sont soumis à une concurrence en partie biaisée et sans concession, y compris entre eux. C’est l’une des raisons pour laquelle les deux champions européens des satellites (Airbus Defence and Space et Thales Alenia Space) ont vu leurs résultats plonger en 2023. Ils se sont finalement rapprochés pour créer la société commune (Bromo) annoncée fin octobre. Qu’on le veuille ou non, la rivalité entre TAS et ADS pénalisait aussi souvent la mise en œuvre des grands programmes spatiaux de l’UE (la négociation, pénible et inaboutie, pour le partage des tâches sur le projet de constellation IRIS2 l’a encore montré récemment…).

Cette consolidation dans les satellites, regroupant des sites industriels en France, en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Espagne, devrait faire émerger un leader multinational européen capable d’affronter sur le marché mondial la concurrence des entreprises américaines – qui lui imposeront la compétitivité – et de conduire les programmes gouvernementaux qui lui seront attribués en Europe. Tenue hors du deal, la société allemande OHB pourra continuer à jouer le rôle de challenger sur ces programmes lorsqu’ils seront mis en compétition.

3)Une trajectoire budgétaire ascendante :

L’enjeu du financement reste évidemment central et va continuer à se heurter à la faible marge de manœuvre budgétaire dont disposent beaucoup d’Etats européens. Cette équation dépendra aussi de la capacité de ces derniers à s’entendre pour mettre en commun leurs ressources afin d’investir ensemble sur les mêmes priorités partagées.

La conférence ministérielle de l’ESA, qui se tient à Brême les 26 et 27 novembre, devrait à cet égard donner le « la » sur la base d’attentes ambitieuses (plus de 20 milliards d’Euros pour 2 ans proposés par son directeur général) avec le jeu habituel de surenchères entre Etats pour maximiser leur retour industriel. Du côté de l’UE, la proposition de la Commission pour le prochain cadre pluriannuel, même si elle sera réduite dans la négociation, devrait aboutir, toutes choses égales par ailleurs, à un montant significativement supérieur à celui du cycle en cours, sans doute de l’ordre de 30 milliards d’euros.

Collectifs par construction, ces budgets européens seront accompagnés de financements nationaux mettant en concurrence des projets non-coopératifs, comme par exemple ceux de petits lanceurs que plusieurs pays ont initiés sous l’égide, assez factice, de l’ESA. La disparité des capacités de financement entre les Etats pourraient malheureusement accentuer ces tentations centrifuges. Il sera en particulier intéressant de voir comment l’Allemagne répartira l’enveloppe de 30 milliards d’€ consacrée à l’espace militaire annoncée par son ministre de la Défense.

Cette recomposition technologique, industrielle et budgétaire des activités spatiales en Europe aura à l’évidence des conséquences collatérales importantes et positives sur l’effort de réarmement engagé par l’UE et ses Etats membres. C’est en effet un segment essentiel des capacités de défense qui se trouve de facto inclus dans cette dynamique concernant l’espace. Chacun sait le rôle critique de la composante spatiale dans l’emploi de matériels militaires de plus en plus connectés et digitalisés5 et dans la conduite des opérations, sur terre comme dans les airs ou sur mer.

Que ce soit par capillarité ou par nécessité, on est en droit d’imaginer que les programmes militaires liés à la connectivité et au traitement des données – comme le cloud de combat aérien – se plieront à cette discipline européenne qui a fait le succès de ses ambitions spatiales et, à l’inverse, que la dimension stratégique de l’accès à l’espace conduira à une gestion plus communautaire des programmes de lanceurs.

Notes

  1. 1 Voir Blogpost «  L ’é quation compliqu é e du futur budget de l ’ UE consacr é à la d é fense  » , Institut Jacques Delors, juillet 2025
  2. 2 Pour m é moire, sur la p é riode 2021-2027: 14G € pour l ’ espace et 10G € pour la d é fense.
  3. 3 Blue Origin de Jeff Bezos cr éé e en 2000, ou Space X d ’ Elon Musk en 2003.
  4. 4 Une douzaine de Milliards d ’ Euros par an, contre plus de 70 Milliards de Dollars aux US.
  5. 5 Voir Blogpost «  Fracture num é rique dans l ’ armement : une chance pour l ’ Europe ?   » , Institut Jacques Delors, octobre 2025