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14/10/25

Fracture numérique dans l’armement : une chance pour l’Europe?

L’irruption des technologies de l’information dans les systèmes d’armes modernes n’est pas nouvelle. On sait qu’internet a été inventé par la DARPA pour ses applications militaires. La capacité de partage de l’information en réseau et en temps réel a eu une influence décisive sur la stratégie militaire avec la révolution du « network centric warfare » à partir des années 90. La multiplication et la miniaturisation des capteurs, répartis sur les plateformes (aéronefs, satellites, navires, blindés, drones…) et sur les combattants, accroit de façon toujours plus déterminante la puissance opérationnelle de cette approche informationnelle globale. Mais l’utilisation dans ce cadre de l’intelligence artificielle constitue une véritable rupture de nature à remettre en cause la logique qui présidait jusqu’alors à l’emploi des forces et au développement des systèmes d’armes.

Dans le contexte actuel, et sans entrer dans les stratégies militaires, cette révolution a trois conséquences majeures pour l’écosystème européen de l’armement :

1) On assiste, de façon maintenant tout à fait perceptible, à une réorientation des ressources consacrées à l’équipement des forces armées au profit des outils numériques. Le constat est fait que l’injection de dispositifs exploitant l’IA permet de décupler les performances de matériels lourds pour un coût moindre que l’augmentation de la production de ces matériels. Pour les équipements moins coûteux comme les munitions ou les drones, une production de série à grande échelle reste indispensable, mais doit, pour produire ses effets, être accompagnée d’un investissement important dans le software qui permettent de les employer efficacement. La performance des essaims de drones sur le champ de bataille ukrainien tient aujourd’hui autant à la maîtrise intelligente de leur emploi qu’à leur fabrication en série (qui bénéficie d’ailleurs elle-même de technologies numériques). La classique confrontation entre l’épée et le bouclier s’applique désormais au champ numérique avec la lutte permanente pour contrer les moyens d’interception et de brouillage de l’adversaire, imposant une actualisation constante des logiciels embarqués sur ces plateformes sans pilote.

Cette évolution permet également d’exploiter de façon déterminante deux axes capacitaires dont la guerre en Ukraine a confirmé la priorité : la robotisation et la connectivité. L’utilisation systématique des drones – sur terre, dans l’air ou sur mer – est désormais un objectif incontesté et possible. De même, la connexion devient une propriété impérative de tous les systèmes d’armes. Ces réalités éclairent de façon singulière les négociations complexes qui entourent le projet européen de Système de Combat Aérien du Futur (SCAF): son enjeu principal n’est pas la réalisation d’un avion piloté de nouvelle génération, mais celle d’une coalition de différentes plateformes reliées entre elles par un système capable d’optimiser leur emploi. Et l’architecture de ce système a en réalité préséance sur la définition de l’avion… C’est évidemment une rupture très marquée par rapport aux développements traditionnels de temps long visant à remplacer un engin existant par une nouvelle version plus performante.

2) Cette réorientation des moyens et des objectifs s’accompagne d’un déplacement du centre de gravité des activités industrielles d’armement vers le numérique :

– Dans la sphère publique, on observe la mise en place, au côté des agences d’acquisition traditionnelles, de structures de financement dédiées[1].

– Du côté industriel, on voit émerger de nouveaux acteurs comme Anduril aux Etats-Unis ou Helsing en Europe, qui inversent l’approche classique en proposant des solutions définies d’abord par leurs fonctionnalités logicielles tirant parti de l’IA.

– Des entreprises historiques du secteur de l’IT ou des télécoms abordent sans complexe le marché de la défense, parfois en créant des départements dédiés à cet objectif.

– Sans faire encore de statistiques, on relève un nombre croissant de mouvements de personnels qualifiés et d’ingénieurs qui quittent les entreprises traditionnelles du secteur pour rejoindre un de ces nouveaux entrants en pleine croissance.

De ce point de vue, la mue qu’a connue en trois ans l’industrie de défense ukrainienne, confrontée aux réalités et aux urgences de la guerre, est édifiante et a, dans une certaine mesure, valeur d’exemple[2].

3) Ce basculement numérique des systèmes d’armes a enfin pour conséquence de mettre à mal les modèles d’armée construits sur une base purement nationale. Par le jeu de la connectivité, il impose en effet autant qu’il permet l’interopérabilité des matériels et une allocation mieux répartie des missions confiées à chacun d’entre eux en les spécialisant chacun davantage. Cette évolution transcende les frontières dès lors qu’elle concerne les grands systèmes fournissant des capacités militaires majeures comme le renseignement, les communications, la défense aérienne ou la mobilité terrestre et aérienne (ce qu’il est convenu d’appeler les « strategic enablers »).

Paradoxalement, c’est aussi un instrument puissant pour surmonter la standardisation insuffisante et la diversité de matériels qui peuvent désormais bénéficier des mêmes prothèses logicielles. Dit plus simplement, la part croissante du numérique dans les équipements peut permettre leur utilisation combinée, dans une logique d’interarmisation, même lorsqu’ils sont d’origine différente. C’est là aussi sans doute une explication des performances de l’armée ukrainienne en dépit de la diversité des armements qui lui sont fournis par ses soutiens.

Liées entre elles, ces trois ruptures modifient aussi les termes de la compétition transatlantique concernant la fourniture d’armement aux pays européens, offrant une stratégie de contournement à l’industrie américaine face au principe de préférence européenne qui, bon an mal an, s’applique aux financements européens de la défense. L’avance prise par les Etats-Unis, qu’il s’agisse du traitement des données par l’IA ou de leur stockage par le cloud, leur permet d’offrir des solutions immédiates et compétitives aux utilisateurs militaires en Europe. Les GAFAM, qui ont identifié cette opportunité, ont développé des offres pour la défense et sont très actifs à Bruxelles pour les promouvoir. C’est un défi pour l’autonomie stratégique européenne dont le contrôle des données à des fins de défense est une condition essentielle. Il n’est pas inutile de rappeler aussi que le F35, dont plusieurs pays européens ont fait l’acquisition, est un avion connecté dont l’emploi est conditionné par un environnement digital très intrusif spécifié par son constructeur (lui donnant un accès à des données sensibles et un contrôle de clés d’utilisation).

L’irruption inéluctable et massive des technologies numériques et de l’IA dans les armements est à la fois un risque et une chance pour la défense européenne. Un risque car elle peut être à l’origine d’un décrochage technologique et accroître sa dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs. Une chance parce qu’elle peut avoir un effet puissant de rapprochement, voire d’intégration, des systèmes de défense nationaux en imposant une allocation des ressources davantage orientée vers des capacités qui sont par nature multinationales.

A l’heure où se mettent en place et se préparent[3] des programmes substantiels de financement de la défense par l’Union Européenne, il serait cohérent que ces moyens soient répartis en deux compartiments : l’un pour soutenir, à court terme, l’investissement industriel indispensable pour aider l’Ukraine et se défendre face à la menace russe, l’autre pour financer et développer ces capacités technologiques innovantes qui constituent peu à peu la colonne vertébrale de nos systèmes d’armes. La mise en place, le cas échéant en dehors du budget communautaire, d’un fonds de défense adossé à la capacité d’emprunt de l’UE ou de ses Etats membres et consacré au développement d’un cloud militaire souverain et de technologies de rupture critiques pour la défense répondrait à cette attente.

 

 

[1] Comme le Commissariat au Numérique de Défense ou l’Agence Ministérielle pour l’Intelligence Artificielle de Défense en France.

[2] Voir Blogpost: « Guerre en Ukraine : un impact transformationnel sur l’industrie de défense européenne », Institut Jacques Delors, mai 2025

[3] Voir Blogpost « L’équation compliquée du futur budget de l’UE consacré à la défense », Institut Jacques Delors, juillet 2025