Blog post 200407

La crise sanitaire n’effacera pas la crise migratoire

Par Jérôme Vignon, Conseiller à l’Institut Jacques Delors.
L’auteur remercie les membres du groupe « asile et migrations » de l’Institut Jacques Delors pour leur aide dans la rédaction de ce texte. Les opinions exprimées n’engagent que lui.

 

Une chronologie dramatique a fait s’entrecroiser en Europe depuis un mois crise migratoire et crise sanitaire. L’effet de souffle médiatique produit par le Covid-19 semble avoir étouffé la question migratoire. Mais en réalité nos crises et la manière d’y répondre sont liées. La solidarité est une valeur multiplicatrice : plus on en l’exerce  entre soi, plus on est capable de la vivre avec autrui et vice –versa.

Qu’on se rappelle en effet l’enchaînement des évènements. En janvier la crise du coronavirus d’asiatique devient européenne. A partir de février, l’Italie puis la France, l’Espagne et bientôt l’Union européenne tout entière sont gagnées par l’épidémie qui atteint aussi le continent américain. Alors que l’état de confinement se généralise, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, en échec dans son offensive au nord-est de la Syrie, met en place le 29 février une forme de chantage migratoire aux frontières avec la Grèce. Ce comportement cynique n’est pourtant pas dénué de signification. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir un renfort diplomatique face au régime syrien et à ses alliés mais aussi de signaler le risque encouru par Ankara d’un nouvel exode de réfugiés venus de la zone d’Idlib, alors même que la Turquie est aujourd’hui, avec 4 millions de réfugiés accueillis sur son territoire, parmi les premiers pays d’accueil dans le monde.

Ne voulant retenir de cet évènement dramatique que l’aspect  du chantage, l’Union européenne  a dû afficher  la précarité de sa politique commune de l’asile, à la merci de la Turquie. Les déplacements successifs des responsables de l’UE au fleuve frontalier Evros et dans les capitales grecque, bulgare et chypriote affirment leur solidarité avec les pays dont les frontières sont potentiellement menacées. En même temps, ils cautionnent l’inacceptable au regard des valeurs fondamentales de l’UE : la suspension de l’accès au droit d’asile par le gouvernement grec et surtout la persistance depuis des mois d’une situation indigne pour les candidats au statut de réfugié dans les Îles grecques[1]. A juste titre, l’indignation de la société civile est à son comble[2]. Avec discrétion, les représentants du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) en Grèce et en Turquie expriment leur désapprobation.

Des scènes dramatiques, largement médiatisées[3], marqueront cependant les esprits : affrontements entre migrants et policiers grecs soutenus par des milices locales improvisées ; embarcations repoussées au large par les garde-côtes ; et sans doute le plus terrible, les invectives et agressions subies à Noria, dans l’île grecque de Lesbos, par les travailleurs humanitaires de la part d’une population locale exaspérée.  Aux dernières nouvelles les tensions sont retombées. La Turquie elle-même confinée a refermé ses frontières et rapatrié à Istamboul les malheureux Afghans et Pakistanais enrôlés dans ce bras de fer.

La gêne subsiste cependant, y compris parmi les dirigeants européens. Un programme de soutien de 700 millions d’euros à la Grèce a été décidé en urgence par le Conseil qui devrait contribuer de manière significative à accroître, en qualité et en quantité, les  capacités d’accueil des migrants non seulement dans les îles mais aussi en Grèce continentale[4]. En approuvant ce programme d’aide exceptionnelle à la Grèce, les chefs d’Etat et de gouvernement européens l’ont remerciée « d’avoir défendu sur ses propres frontières la frontière de l’UE ».

On ne peut mieux dire que ces errements et ces urgences sont nôtres.  La toute première urgence nous fait rejoindre le cri d’alarme lancé par la Commissaire européenne aux affaires intérieures, Ylva Johansson, la plus directement en charge de la mise en œuvre de la politique européenne de l’asile. Début avril, elle mettait en garde contre le risque épidémiologique qui menace les camps des îles grecques, où s’entassent près de 40 000 personnes dans des conditions dégradantes[5]. Le Covid-19 rattrape sous l’angle humanitaire l’incurie européenne. Le programme de soutien d’urgence mentionné plus haut devrait être complété par la mise en œuvre d’une intervention humanitaire de grande ampleur, coordonnée à l’échelle européenne et mobilisant les outils dont dispose l’UE pour ses interventions humanitaires extérieures[6]. Surtout les personnes les plus vulnérables aux risques de mauvais traitement, notamment les mineurs non accompagnés, devraient être extraits sans tarder des camps surpeuplés. Un tout petit nombre de pays ont répondu à l’appel lancé par l’Allemagne s’engageant à accueillir entre 1 500 et 2 000 personnes vulnérables en provenance des îles grecques. La liste n’en est pas clairement établie car les bonnes volontés faiblissent à mesure que le temps passe[7] . Soulignons combien l’honneur même de l’Union est  en jeu, avec le sens qu’elle donne au principe de solidarité, la Grèce ne pouvant à l’évidence assumer seule cette charge.

Mais au-delà de cette urgence humanitaire, une autre réalité plus profonde saute aux yeux : Schengen, Dublin, Ankara. Depuis mars 2016, les mécanismes qui gouvernent la libre circulation au sein de l’Union européenne (espace Schengen) et la répartition de la charge de l’instruction de l’asile (règlement Dublin) font système avec un accord migratoire (avec Ankara) qui délègue de fait à la Turquie une grande part de l’accueil des réfugiés destinés à se rendre vers l’UE, tout particulièrement les candidats syriens à l’asile. Ils étaient 2,5 millions en Turquie en 2015 et près de 3,6 millions en 2020. Parallèlement, l’afflux de demandeurs d’asile vers l’UE a sensiblement décru entre 2017 et 2019, au point de faire dire aux responsables de l’UE, et particulièrement aux ministres européens de l’Intérieur (Conseil JAI), que « la crise migratoire était derrière nous ». Détestable  myopie collective du jugement de nos responsables aspirant  à rassurer à tous prix les opinions.

En 2016, face à l’échec patent du règlement de Dublin, incapable  d’assurer une répartition équitable et stable de l’accueil des demandeurs d’asile dans l’Union européenne, il pouvait paraître pragmatique de chercher une issue avec la Turquie. La déclaration UE/Turquie de mars 2016, qui scelle cet accord, a mérité de vives critiques de la part de la société civile et des acteurs professionnels de l’asile. Elle comporte une clause de refoulement des candidats syriens à l’asile au motif de la qualification contestable de la Turquie comme « pays sûr ». Dans les faits, cette clause n’a pas été appliquée[8]. De surcroît, Ankara s’est acquitté honorablement de sa responsabilité d’accueil au point de recevoir la reconnaissance du HCR lors de nombre de rencontres internationales. La facilité européenne d’aide aux réfugiés accueillis par la Turquie  mise en place à cette occasion (environ 1,5 milliard d’euros par an, dont 0,6 au titre de l’aide humanitaire) donne lieu au plus important programme d’aide humanitaire jamais mis en place par l’UE, assurant une forme de minimum social à près de 1,7 million de personnes[9].

Pour autant, cette forme d’aide apportée par la Turquie à l’Europe n’a pas été mise à profit pour remédier aux incohérences foncières du règlement de Dublin, clef de voute du régime européen commun d’asile et complément indispensable au fonctionnement de l’espace Schengen. Au moment où le président Erdogan posait son ultimatum, le Conseil JAI affichait son incapacité à s’accorder sur une avancée offerte par l’Allemagne, comportant le renoncement au principe du pays de première entrée. Conséquence de cet état de fait, le nouveau Pacte européen pour l’asile et les migrations annoncé par la Commission censé sortir de l’impasse, se fait toujours attendre.

Cette situation n’est plus tenable. Subie ou manipulée, l’instabilité migratoire en Turquie place l’UE en situation de grande vulnérabilité. Même le rétablissement dans le désordre des frontières intérieures n’empêcherait pas un exode vers les pays centraux de l’UE. Cette perspective autant que l’urgence humanitaire obligent à « prendre enfin le taureau par les cornes ». Considérant le lien désormais établi entre l’Union européenne et la Turquie sous l’angle de l’asile, les avancées politiques sont requises sur deux fronts.

Les négociations actuellement engagées avec la Turquie pour remettre à plat l’accord du printemps 2016 doivent être l’occasion d’organiser de manière robuste le partage des responsabilités d’accueil entre ce pays et l’UE. Il s’agit pour l’Union de mieux reconnaître l’effort accompli par la Turquie en matière d’accueil de réfugiés principalement mais pas seulement syriens, sans pour autant exclure d’examiner les demandes d’asile qui continueront en toute hypothèse de s’adresser à l’UE via la Turquie. Cela impliquera certainement de revoir à la hausse les montants des facilités européennes au titre de l’hospitalité migratoire turque. On souligne au passage que les sommes dépensées à ce titre par l’UE en faveur des réfugiés accueillis par la Turquie sont sans commune mesure avec les dépenses consenties par les pays de l’UE  pour l’accueil chez eux des demandeurs d’asile[10]. Mais surtout la Déclaration UE/Turquie devrait être désormais placée sous l’égide du Pacte global adopté le 17 décembre  2018 par les Nations unies[11]. Elle prendrait alors la forme d’un « arrangement régional »  adossé au Cadre d’action globale pour les réfugiés. Cela aurait en outre  l’avantage de placer l’UE et la Turquie dans un cadre de droit multilatéral facilitant la résolution des différends[12]. Dans ce contexte, la Turquie pourrait être, par l‘entremise  du HCR, un pôle d’application de la politique  européenne de réinstallation. On pourrait imaginer que d’autres pays de transit et d’accueil des réfugiés puissent à l’avenir conclure avec l’UE des accords similaires inscrits dans le cadre multilatéral du Pacte des Nations unies pour les réfugiés.

Parallèlement, prenant appui sur la nécessité d’apporter à la Grèce un secours indispensable pour la prise en charge  des 40 000 personnes qui se trouvent piégées dans les îles de la mer Egée, il convient de s’accorder enfin sur un véritable régime de répartition des responsabilités dans la prise en charge de l’asile  inspiré aujourd’hui par l’Allemagne et dès 2016 par le Parlement européen ayant vocation à instaurer de façon pérenne la solidarité entre les Etats membres, fût-ce, comme l’a proposé l’Institut Jacques Delors, au prix d’une approche différenciée[13].

Jacques Delors rappelait il y a peu que le défaut d’esprit de solidarité dans la crise que traverse aujourd’hui l’UE pouvait être mortel. Cela s’illustre aussi dans le domaine crucial de l’asile.

[1] Voir notamment Emma Stroesser « L’accueil et le traitement des réfugiés sous la pression de l’accord UE/Turquie », agence B2Bruxelles.12 février 2020. Selon le ministre grec de l’immigration, Notis Mitarackis, 40 000 personnes sont actuellement bloquées dans les îles, pour une capacité d’accueil de 5 000 (audition au Parlement  européen du 2 avril 2020) .

[2] Voir par exemple la tribune « Europe dans l’urgence humanitaire« , Le Monde, 9 mars 2020.

[3] On notera l’influence majeure des médias sur la réactivité politique de l’UE largement soumise à leurs projecteurs. Une crise ancienne, d’ampleur moindre, se déroule à la frontière entre la Croatie et la Bosnie sur le territoire bosniaque ; peu médiatisée et située hors de l’UE, elle mériterait pourtant d’être traitée au titre humanitaire dans le cadre du voisinage de l’Union.

[4] Voir la lettre des Commissaires Schinas et Johansson datée du 1er avril au président de la commission LIBE du Parlement européen.

[5] Voir l’audition d’Ylva Johansson par le Parlement européen du 2 avril 2020.

[6] Dans l’immédiat les Etats membres se sont engagés à livrer du matériel sanitaire à la Grèce au titre du Mécanisme de protection civile d’urgence. Depuis 2016, une décision du Conseil autorise ECHO (direction générale de la Commission en charge de l’aide humanitaire) à intervenir sur le territoire de l’UE, sur base de l’article 122TFUE.

[7] Il s’agissait le 13 mars de : Allemagne, France, Finlande, Irlande, Slovénie, Suisse, Lithuanien, Norvège, Croatie Malte. Mais cette liste s’est réduite depuis le développement de la crise sanitaire.

[8] Selon les données publiées par la Commission européenne, les retours de réfugiés syriens de l’UE vers la Turquie ont concerné au total, depuis octobre 2016, 1 908 personnes et se sont taris. Les réinstallations de réfugiés basés en Turquie vers l’UE ont porté sur 25 000 personnes.

[9] Source bulletin ECHO/Turquie, mise à jour 5 mars 2020.

[10] A titre d’exemple, le filet de sécurité sociale d’urgence financé au titre de l’aide humanitaire par l’UE en Turquie s’élève à 23 euros par mois et par personne en moyenne. L’Ada versée en France journellement aux demandeurs d’asile est comprise entre 6,8 et 14,2 euros par jour.

[11] Le Compact global de l’ONU en faveur des réfugiés veut ouvrir une nouvelle donne pour les réfugiés vivant dans des camps parfois depuis de nombreuses années. Il repose sur le droit au travail dans les pays d’accueil, la sortie des camps, l’aide aux retours et entend sur ces bases accroître l’aide internationale aux pays d’accueil.

[12] La Turquie n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés. Elle met en œuvre une protection humanitaire sui generis qui ouvre à ses bénéficiaires des droits sociaux ainsi que l’accès à l’éducation et au travail. La très grande majorité des réfugiés en Turquie ne vivent pas en camps mais dans les localités turques.

[13] Vignon J. 2018 « Pour une politique européenne de l’asile, des migrations et de la mobilité », Rapport, IJD.

SUR LE MÊME THÈME

ON THE SAME THEME

PUBLICATIONS

MÉDIAS

MEDIAS

ÉVÉNEMENTS

EVENTS