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13/11/25

La démocratie est l’enjeu de ce siècle

Dans un essai qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob – Fractures dans l’Occident1 – j’analyse avec inquiétude les évolutions qu’a connues l’enjeu démocratique depuis la fin du XXe siècle. Dans les années 1990, lorsque l’URSS s’effondre et que la mondialisation envahit l’espace politique, c’est la démocratisation du reste du monde qui suscite débats et enthousiasme : après les pays d’Europe centrale et orientale, la Russie d’Eltsine connaitra-elle à son tour une révolution de type démocratique ? La Chine, première actrice de la mondialisation, saura-t-elle résister à la règle séculaire de la science politique occidentale, qui veut qu’une classe moyenne exige, après les libertés économiques, la liberté politique ? Francis Fukuyama a-t-il raison en prédisant la fin de l’histoire, par contagion démocratique et libérale universelle ?

Ces débats des années 1995-2000 semblent préhistoriques désormais. L’enjeu démocratique de la décennie actuelle n’est plus en effet la démocratie chez les autres, mais bien l’avenir de la démocratie chez nous, les vieilles démocraties de l’Amérique et de l’Europe. Et cette interrogation connait déjà deux phases historiques : la démocratie est d’abord attaquée par les puissances extérieures à l’Occident, avant de devenir désormais une cible pour nos concitoyens eux-mêmes.

La première phase débute au tournant des années 2000. Avec les attaques terroristes contre les Etats-Unis puis l’Europe, c’est le radicalisme islamiste qui devient l’ennemi numéro 1 des démocraties, suivi très vite par les plus grands régimes autoritaires et nationalistes de la planète : la Russie de Poutine lance tous les anathèmes possibles contre la décadence et l’hypocrisie occidentales, avant que la Chine et la Russie signent des « accords d’amitié sans limites » fustigeant les conceptions occidentales de la démocratie. C’est l’époque où l’on théorise une nouvelle structuration du monde en deux camps rivaux, les démocrates contre les autoritaires, et cet ordre mondial bipolaire devient le leitmotiv occidental pour maintenir dans le même camp du « Bien » les Etats-Unis et l’Union européenne. Joe Biden sera le dernier héraut de ce leadership américain au sein d’une Alliance hostile à tout désir ou velléité d’autonomie européenne.

Las ! C’eût été trop simple. L’élection de Donald Trump et la montée systématique des populismes en Europe détruisent cette théorie du grand affrontement planétaire entre démocrates et dictatures. La deuxième phase se révèle à la fois plus complexe et plus tragique : ce sont les leaders de l’Amérique, ce sont nos citoyens européens repus d’Etat providence, qui rejettent la démocratie et aspirent à un autre système, plus autoritaire, moins libéral, plus rigide. En Europe, le populisme grignote des électeurs de façon constante, sur fond de crise d’identité, de refus de la mondialisation, de révolte contre les injustices sociales et fiscales, de pessimisme radical d’une bonne partie des classes moyennes qui se considèrent comme des perdants, voire même des exclus de la mondialisation. Aux Etats-Unis, c’est le président lui-même, Donald Trump, qui veut remplacer le triptyque libéral traditionnel – libre marché-démocratie-droit – par un autre trio ravageur : protectionnisme, autoritarisme, force.

Dans son pays, ses décisions font des ravages contre la liberté des universités, celle de la justice, de la presse, de la recherche scientifique etc. En Europe, ses conseillers soutiennent ouvertement et financièrement les partis d’extrême droite, ils affirment que la liberté et la démocratie ne sont pas compatibles, dénoncent ce qu’ils appellent la « censure » européenne, autrement dit le minimum de contrôle politique nécessaire à la mise en œuvre des libertés publiques. C’est donc tout le monde atlantique qui marche sur la tête : l’Alliance des démocraties occidentales contre l’impérialisme russe est dirigée par un chef hostile à la démocratie libérale.

La suite ? De toute évidence, l’enjeu à venir est celui de la résistance de la démocratie face au souffle illibéral, populiste, voire tout simplement fasciste, qui gonfle en Occident. Les Européens ont la clé de cet avenir en mains : pourront-ils longtemps défendre le territoire de l’Europe avec l’Amérique et défendre la démocratie en Europe contre l’Amérique ? Telle est en effet la forme moderne du tragique européen. La seule piste de sortie honorable est de construire et consolider, vite, très vite, et en même temps, la défense autonome de l’Europe et l’attractivité sociale de la démocratie : le défi est Historique.

1. Fractures dans l’Occident, Comment en est-on arrivé là, comment en sortir ? Odile Jacob, octobre 2025