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Le monde contre l’Europe ?

Publié dans La Croix le 22 janvier 2024

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Gnesotto, N. « Le monde contre l’Europe ? », Blogpost, Paris : Institut Jacques Delors, janvier 2024


C’est peu dire que le monde va plus vite que l’Union. C’est même l’une des évolutions majeures de la construction européenne : sa dynamique ne vient plus d’elle-même, mais de l’extérieur. Le temps glorieux où l’Europe décidait seule, souverainement, de ses avancées, de ses politiques, de ses priorités, semble en effet révolu. Ce ne sont plus ses décisions qui impactent le monde, c’est celui-ci qui détermine, en bien ou en mal, le cours de l’Europe : en réalité, l’Union n’est plus qu’un immense effort collectif de réaction aux chocs venus d’ailleurs.

Il est même possible que la marche du monde joue contre l’Europe : partout une exacerbation des nationalismes, un recours désinhibé à la violence armée, le primat de la force sur le droit, une prolifération de l’autoritarisme, une course aux armements délirante, une marginalisation de l’Onu, une montée en puissance de la Chine et de l’Asie comme centre névralgique de la planète, bref, un chaos généralisé que l’Union si juridique, si sage, si pacifique, si humaniste, a du mal à comprendre et encore plus à appréhender.

Et pourtant, la résilience de l’Europe apparait phénoménale. À chaque crise, passés le choc et l’effroi, elle trouve des parades et des sursauts de solidarité. Les attentats terroristes de 2001 contre le World Trade center amenèrent l’adoption d’un mandat d’arrêt commun : émis par une autorité judiciaire d’un pays de l’Union, ce mandat est valable sur l’ensemble du territoire de l’UE. La crise de 2008 entraîna l’adoption d’une Union bancaire, soumise au contrôle de la Banque centrale européenne, pour les activités spéculatives des banques sur les marchés financiers. La crise grecque déclencha la création d’un pacte budgétaire, qui donne à la Commission un rôle de conseil sur les budgets nationaux, tout en laissant aux États leur pleine souveraineté. Le Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016 renforcèrent l’unité des Européens pour défendre le marché unique et suscitèrent un sursaut en matière de défense : un fonds européen de défense fut pour la première fois intégré dans le budget de l’UE. La pandémie de 2020 ajouta une dose d’intégration remarquable : les États décidèrent d’emprunter en commun 750 milliards d’euros pour relancer l’économie. Ils seront solidaires de cette dette pendant quarante ans, jusqu’en 2044 ! L’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, confirme cette résilience : les Européens restèrent unis pour voter 12 séries de sanctions contre la Russie, aider l’Ukraine à hauteur de 70 milliards d’euros en 2023, armes comprises, booster leur propre défense nationale avec des budgets dépassant les 2% de leur PNB, dont 100 milliards par exemple pour l’Allemagne, renforcer la productivité de leur industrie d’armement, créer une Communauté politique européenne de 44 membres et décider d’accueillir comme futurs membres l’Ukraine, la Moldavie et les candidats des Balkans. Le tout en 24 mois et sans crise majeure.

Pour autant, l’Union européenne est devenue une Europe déboussolée. Ses principes, ses politiques, ses priorités, tout est désormais sens dessus dessous et l’avenir plus incertain que jamais. C’est l’ADN-même de l’Europe qui est pulvérisé : la foi dans les vertus pacificatrices du commerce, la vision d’une interdépendance économique mondiale qui rapprocherait les esprits et les sociétés, au profit d’une lente démocratisation de la planète, cet irénisme européen a sombré avec le retour brutal de la géopolitique : Poutine se moque bien de son commerce avec l’Europe ! C’est également sa foi dans l’Amérique comme défenseur de l’Europe et promoteur du libéralisme qui se fissure, avec le souvenir et la perspective d’un gouvernement de Donald Trump aux États-Unis. Ce ne sont plus la paix, la démocratie et le libéralisme, mais la guerre, le populisme et le protectionnisme, qui forment désormais les piliers de l’environnement européen. D’un pacifisme structurel, l’Europe doit donc passer à un réarmement solide. D’un atlantisme atavique, elle doit se préoccuper de construire sa souveraineté stratégique. Loin d’un libéralisme parfois qualifié d’ultra, elle doit désormais intégrer les contraintes de la géopolitique au sein même du marché, à l’opposé de ses principes d’ouverture et de libre concurrence. Or le dernier défi, l’élargissement à 34 ou 35 membres, a ouvert toutes les portes de Pandore : comment réguler, unifier, enrichir, voire défendre un ensemble de nations de plus en plus hétérogènes, des plus corrompues aux plus européennes, des plus instables aux plus démocratiques, alors que des milliards d’euros sont en même temps nécessaires pour financer les transitions écologiques et numériques ?

Face à ces orages annoncés, le renoncement serait tentant. Mais la révolution l’est encore plus. Comment accepter en effet que cet ensemble démocratique, riche, puissant, exemplaire depuis 7 décennies, d’un capital d’innovation et de culture phénoménal, d’un rayonnement encore solide dans de nombreuses régions du monde, puisse disparaître dans les méandres d’une Histoire devenue folle ? Beaucoup ne se résigneront pas. Cinq États forment aujourd’hui la masse critique – démographique, démocratique, financière, militaire, économique – de l’Europe : la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne (à condition qu’elle redevienne vraiment un état de droit). C’est à eux qu’incombe la responsabilité de relancer une nouvelle Europe, tout comme les pères fondateurs avaient brillé par leur audace créative en 1950. Renforcer un marché unique plus géopolitique, oser une politique étrangère audacieuse, construire une défense crédible, redéfinir les bases d’un contrat européen pour tous les citoyens, y compris les plus pauvres, imposer la voix de l’Europe dans les grandes enceintes qui décideront de l’avenir du monde : tel est l’enjeu. Continuer comme avant, avec les mêmes principes et les mêmes politiques, à coup de réformettes de court terme, en espérant que le bon temps et la prospérité reviennent, telle est la voie de l’échec.

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