L’énergie, bien plus qu’un marché

Hier nécessaire économiquement, l’intégration du marché européen de l’énergie est aujourd’hui devenue vitale politiquement. Pourtant, le sentiment d’urgence dressé par le rapport Letta se retranscrit à des degrés divers au sein des initiatives présentées par la Commission européenne. Une asynchronicité notable qui n’est autre que le reflet de considérations avant tout politiques. Ainsi, le sentiment d’urgence ne doit pas conduire à mener une politique de simplification qui dévoierai la doctrine Letta en la matière, comme c’est le cas actuellement. Surtout, il doit permettre à la Commission européenne de faire preuve d’ambition dans ses futures propositions afin de pleinement consacrer une visée intégratrice et transformatrice du marché intérieur de l’énergie.
Jeudi 26 juin 2025 se tiendra un Conseil européen dont l’ordre du jour est le « contexte international difficile ainsi que nos priorités économiques internes, telles que l’approfondissement du marché unique ». L’occasion pour les chefs d’Etat et de gouvernement de faire un point d’étape, plus d’un an après la publication du rapport Letta qui mettait en évidence le manque d’intégration dans plusieurs secteurs, dont celui de l’énergie.
« L’Europe doit transposer à ses activités quotidiennes le sentiment d’urgence et le caractère décisif dont elle a su faire preuve durant les récentes crises, en apportant des changements dans l’ensemble de son système énergétique et en menant rapidement à bien des projets concrets ».[1]
Enrico Letta, « Much more than a market », Avril 2024.
En février 2011 déjà, les chefs d’Etats et de gouvernement européens appelaient à faire de l’année 2014, la date à laquelle « le marché intérieur devrait être achevé de façon à permettre la libre circulation du gaz et de l’électricité ».[2] Dix ans passés l’échéance fixée, le constat dressé au sein du rapport Letta est aussi cruel que sans appel: la fragmentation du marché européen de l’énergie persiste et la poursuite du processus d’intégration apparait, plus que jamais, à risque. En effet, face à des soubresauts géoéconomiques, à l’instar du premier choc gazier de l’histoire à l’été 2021[3], le réflexe initial des Etats membres est le plus souvent de privilégier l’intérêt national à l’intérêt européen. Que ce soit en se faisant concurrence afin d’acquérir des cargaisons de gaz naturel liquéfié ou en omettant de signer des accords bilatéraux de solidarité aménageant la réduction de la consommation de gaz au sein d’un Etat à des fins d’exportation auprès d’un autre, la crise énergétique a, dans un premier temps, fait resurgir les égoïsmes nationaux. Ce n’est qu’une fois dressé le constat selon lequel seule une plus grande coopération entre les vingt-sept permettrait d’efficacement juguler les effets de la crise, que l’Union européenne (UE) a pu coordonner une réponse au travers du plan REPowerEU de mai 2022. Par exemple, en adoptant une cible de réduction de la consommation de gaz par Etat membre afin d’exercer une pression suffisante sur le marché pour faire baisser les prix. La course aux vaccins opérée par chaque Etat membre au début de la période COVID-19 l’atteste, l’intérêt national a tendance à primer sur l’intérêt européen. Pour l’UE, le danger réside donc dans le fait de le voir se reproduire lors du prochain choc exogène auquel le vieux continent devra faire face.
A cet égard, avec des prix du gaz encore deux fois plus élevés comparé à l’avant crise, ainsi que l’actualité récente, rythmée par les actions d’un Donald Trump visant à « affaiblir le multilatéralisme et accroître la pression sur l’UE »[4], légitiment – si besoin en était – le diagnostic et les recommandations des rapports Letta et Draghi. Surtout, elles accroissent le sentiment d’urgence qui voit les capitales accentuer en retour la pression sur la Commission européenne. C’est donc dans un tel contexte que cette dernière a dévoilé plusieurs initiatives, préalablement esquissées au sein de la boussole pour la compétitivité[5], nouvelle doctrine économique de l’UE des cinq prochaines années:
- Le pacte pour une industrie propre, plan d’action destiné à soutenir la compétitivité et la résilience des entreprises en accélérant leur décarbonation ;
- Le plan d’action pour une énergie abordable pour réduire les prix de l’énergie pour les citoyens et les entreprises ;
- Les paquets dits « omnibus » visant à simplifier le cadre réglementaire pour les citoyens et les entreprises en réduisant les formalités administratives ;
- La stratégie pour rendre le marché intérieur plus simple, plus homogène et plus solide.
A la lecture de ces quatre initiatives, plusieurs enseignements peuvent être tirés et plusieurs limites identifiées. Si le diagnostic dressé par le rapport Letta est désormais consensuel, les solutions qui y sont préconisées ne sont pas toutes pour autant reprises avec le même entrain. Dit autrement, le sentiment d’urgence économique décrit plus haut ne se retranscrit qu’à des degrés divers selon les initiatives concernées. Une asynchronicité notable qui n’est autre que le reflet de considérations avant tout politiques.
Une politique de simplification aux accents dérégulatoires
Premièrement, et de manière pragmatique, l’exécutif européen a immédiatement mis l’accent sur la politique de simplification ayant pour conséquence la révision de plusieurs textes issus du Pacte vert européen. Initialement mise en exergue dans le rapport Letta, une telle initiative devrait conduire à l’obtention de gains rapides en matière de compétitivité. Pour autant, sa mise en œuvre marque un premier écart notable avec les préconisations du rapport sur l’avenir du marché unique européen.
Pour rappel, la doctrine de ce dernier recommandait l’utilisation de la méthode dite « omnibus » pour cibler, de manière consensuelle, grâce à une « identification » préalable, la réglementation « redondante, obsolète et incohérente »[6] et ce, afin de l’éliminer rapidement. En parallèle, était conseillée la tenue d’un débat politique approfondi sur les principes fondamentaux de la politique de simplification. Or, les discussions concernant les directives sur le devoir de vigilance (CS3D) et sur la publication d’informations en matière de durabilité des entreprises (CSRD) illustrent le dévoiement du mode opératoire décrit plus haut. En effet, une politique de simplification efficace telle que défendue au sein du rapport Letta devrait reposer en premier lieu sur un inventaire exhaustif des normes et autres exigences européennes, couplée à une évaluation détaillée de la raison d’être initiale de règles jugées trop contraignantes. A cela, il faudrait ajouter un examen minutieux permettant d’identifier les faits générateurs de la complexité administrative : phénomène de surtransposition ou superposition, règles à actualiser du fait de l’évolution du contexte, disproportion entre les obligations demandées et la capacité opérationnelle des entités assujetties, etc.
A contrario, la politique de simplification telle que menée actuellement voit le débat politique préempter cette étape d’identification. Elle risque de conduire à une dynamique dérégulatoire, faute de véritable recensement à même d’évaluer le caractère bureaucratique ou non des exigences européennes. Recensement qui aurait permis de mieux aiguiller la prise de décision politique. Autre limite notable, l’absence d’étude d’impact permettant de réellement quantifier les retombées économiques liées à la simplification réglementaire. Certes, la Commission européenne a pu mettre en avant un objectif de 37,5 milliards d’euros d’économies par an d’ici la fin du mandat[7] pour les entreprises. Néanmoins, la fiabilité d’un tel chiffrage interroge dès lors qu’il s’agit d’une estimation réalisée sur base d’un chiffrage lui-même approximé par l’office de statistique de l’UE.[8] Enfin, les entreprises ayant d’ores et déjà commencé à se conformer par anticipation aux règles en cours de révision perdront un avantage comparatif, au risque de créer ce que nous qualifierions « d’actif échoué vert », à savoir un investissement vert qui perd de sa valeur et dont le retour sur investissement est retardé dans le temps du fait de la modification de la législation. En plus de décourager, au moins en partie, tout nouvel effort en ce sens.
En somme, si la rapidité avec laquelle la Commission européenne s’est emparée du sujet de la simplification réglementaire est bienvenue, il s’agit également de s’assurer que l’urgence de la situation ne conduise pas l’UE à renier ce qui constitue son principal avantage comparatif face à la concurrence internationale : le fait d’être une puissance normative, gage de stabilité réglementaire pour les investisseurs. Afin de maintenir cet atout, nous recommandons que la politique omnibusienne s’accompagne de la conduite d’un état de l’art législatif et légistique des obligations déclaratives pesant sur les entreprises au niveau européen et national. Un tel recensement permettrait d’identifier et d’objectiver les gisements réels en matière de simplification tout en répertoriant les bonnes pratiques en matière de conception et rédaction des textes juridiques afin de faciliter la mise en œuvre de ces derniers.
Renforcer l’intégration politique pour durablement baisser les prix
Deuxièmement, la visée intégratrice du rapport Letta relative au marché intérieur de l’énergie n’est que partiellement consacrée dans les initiatives présentées. Cela s’explique par une forme de frilosité politique de la part de l’exécutif européen, conscient qu’une plus grande intégration repose avant tout, comme le soulignait ledit rapport, sur la capacité à « renforcer la confiance mutuelle entre les Etats membres ». Confiance qui fut particulièrement ébranlée durant la crise énergétique comme évoqué précédemment. Ainsi, en dépit du raisonnement économique consistant à mettre en avant les gains escomptés en cas d’intégration plus poussée du marché de l’électricité (entre 40 à 43 milliards d’euros par an d’ici 2030 contre environ 34 milliards en 2022), le principal défi demeure d’ordre politique. Il réside dans la capacité de la Commission européenne à convaincre les Etats membres du fait que, pour projet commun, une infrastructure puisse présenter un degré de rentabilité et ou de retour sur investissement distinct selon les Etats engagés. Dit autrement, que chaque Etat membre accepte de ne pas forcément être le principal bénéficiaire des retombées escomptées issues du déploiement d’une infrastructure qui traverserait son territoire, à condition que cette dernière permette une plus grande intégration du marché européen.
Or, pour crédibiliser l’intégration des marchés de l’énergie, il convient d’y allouer des financements européens nécessaires. En ce sens, les discussions relatives au futur Cadre Financier Pluriannuel (CFP) mais également au Mécanisme pour l’Interconnexion en Europe (MIE), feront office de juge de paix afin de mesurer la crédibilité et le volontarisme de la Commission a réellement mettre l’accent sur ces enjeux. En parallèle, la politique d’investissement devra être secondée par une plus grande importance accordée aux enjeux de planification à l’échelle européenne des infrastructures de réseaux, que ce soit en matière d’optimisation des tracés, gestion des goulots d’étranglements et congestion, prise en compte des enjeux liés à la sécurisation des approvisionnements et la résilience du système énergétique. Seule la réunion de ces deux critères permettra de donner pleinement corps à l’ambition intégratrice esquissée dans le rapport Letta et créer les conditions d’une plus grande acceptabilité sociale. A défaut, le risque est de voir les Etats continuer à se livrer à une concurrence interne mortifère afin de réduire – au risque de le faire artificiellement via des subventions – les prix de l’énergie pour tenter d’être plus attractif que les autres Etats membres.
Mise en avant au travers d’un plan d’action dédié, la question des prix de l’énergie demeure, à court terme, la principale priorité pour la Commission. Résorber le différentiel de prix existant face à la concurrence internationale, qui s’avère être structurel, ne pourra néanmoins pas se matérialiser à très court terme. En ce sens, l’engagement affiché par la Commission à vouloir faire baisser les prix pour les entreprises et les consommateurs européens peut interroger eu égard le périmètre retenu. En voulant opérer une réduction des prix pour les consommateurs et les entreprises, elle risque simplement de susciter des attentes difficilement réalisables. Compte tenu des marges de manœuvre limitées à disposition – qu’elles soient économiques ou politiques –, nous recommandons une mise à jour de la doctrine européenne entourant la baisse des prix de l’énergie afin de recentrer cette dernière sur les citoyens les plus vulnérables ainsi que les entreprises à même de mettre en place des plans de décarbonation qui soient notamment fondés sur une électrification de leur modèle économique. Ce faisant, les recommandations à venir de la Commission à destination des Etats concernant le coût du réseau et du système, les taxes et prélèvements et les coûts d’approvisionnement devront appeler à prioriser ces parties prenantes dans une logique d’efficacité de la dépense et de justice sociale. Elles ne pourront non plus, comme c’est actuellement le cas, faire l’impasse sur la modernisation de la politique de la concurrence et l’harmonisation des taux de fiscalité, deux domaines incontournables pour développer une véritable politique industrielle européenne.
En conclusion, si la Commission entend réellement mener à bien l’intégration de son marché intérieur de l’énergie, il lui importera d’aller au-delà d’une simple responsabilisation des vingt-sept qui consiste jusqu’à présent à rappeler que « l’application correcte des règles du marché unique est une responsabilité partagée ».[9] Elle devra utiliser tous les outils juridiques à sa disposition pour permettre une mise en œuvre diligente des règles relatives au marché intérieur. Car en refusant de sanctionner les Etats qui n’appliquent pas les règles du marché unique, elle fragilise son leadership et contribue in fine à entretenir les conditions de la fragmentation de son marché.
[1] Letta, E. « Much more than a market », Avril 2024.
[2] Conseil de l’Union européenne, « Conclusions », 4 février 2011.
[3] Nguyen, P-V., Pellerin-Carlin, T. « Flambée des prix de l’énergie en Europe », Institut Jacques Delors, 6 octobre 2021.
[4] Letta, E. « Trump has handed Europe a chance to shape its own future », Financial Times, 22 juin 2025.
[5] Eisl, A. & Nguyen, P.-V. « La compétitivité, boussole européenne pour faire face à la tempête climatique ? », Infographie, Institut Jacques Delors, février 2025.
[6] Letta, E. « Much more than a market », Avril 2024, page 130.
[7] Déclaration de la Présidente von der Leyen sur la boussole de compétitivité de l’UE, 29 janvier 2025.
[8] Voir la note de bas de page n°22 de la boussole pour la compétitivité.
[9] Voir la stratégie pour rendre le marché intérieur plus simple, plus homogène et plus solide.