L’équation compliquée du futur budget de l’UE consacré à la défense

L’Union Européenne entre dans une négociation, rituelle mais complexe et contrainte, qui va se prolonger pendant plus de 2 ans : celle concernant son prochain septennat budgétaire, le cadre financier pluriannuel (CFP) qui couvrira la période 2028-2034[1]. Menée par le Commissaire Européen au budget, le Polonais Piotr Serafin, cette négociation sera structurée par les propositions que la Commission aura formellement déposées à la mi-juillet, dont les grandes lignes sont d’ores et déjà connues. Et elle se conclura, normalement avant fin 2027, par des marchandages sans doute davantage guidés par des logiques comptables que sectorielles.
Parmi d’autres, la part de ce budget consacrée à la défense sera naturellement au cœur des discussions. Sur ce segment, sans atteindre les 100 milliards d’euros préconisés par Thierry Breton et son successeur Andrius Kubilius, on peut s’attendre à une proposition d’augmentation significative. Annoncée par la Présidente Von der Leyen, elle répondrait à l’attente exprimée depuis plusieurs mois par les chefs d’Etat et de gouvernement au fil des Conseils Européens consacrés à la défense (‘’dépenser plus, mieux et ensemble!’’). Venant après la déclaration théâtralisée du Sommet de l’OTAN fixant un nouvel objectif de dépenses ambitieux – si élevé que certains l’estiment irréaliste -, le débat sur le futur budget militaire de l’UE va prendre une acuité qui appelle trois niveaux d’analyse :
1) Sur quelles bases doit-on fixer son montant ?
Sur ce point, il n’est pas interdit d’avoir un peu de méthode.
Dans le CFP 2021-2027, les crédits votés s’élevaient à 7,95 milliards d’euros, affectés au Fonds européen de défense (FED) consacré à la recherche et au développement (R&D).
Cette enveloppe a été complétée en 2023, pour répondre au contexte nouveau de la guerre en Ukraine, par les 2 programmes ASAP[2] (500 millions d’euros, production) et EDIRPA[3] (300 millions d’euros, acquisitions). A cela, le programme EDIP[4], en cours d’adoption, devrait ajouter cette année une ligne d’au moins 1,5 milliards d’euros.[5]
Le total « défense » du CFP en cours est donc de l’ordre de 10 milliards d’euros[6]. C’est le minimum que l’on peut attendre pour son successeur.
Pour décider sur cette base d’un montant rationnel, plusieurs éléments doivent entrer en ligne de compte, dans un contexte où il est demandé à l’industrie de produire autant que de développer de nouveaux systèmes :
- Il n’est pas sûr qu’une augmentation du FED soit prioritaire : au rythme d’un milliard par an, celui-ci a trouvé un rythme de croisière et joue son rôle de mise en réseau de la base industrielle de défense avec lequel se familiarise un nombre croissant d’entreprises de toute taille. En outre, le reproche de saupoudrage qui lui est parfois fait ne plaide pas pour son augmentation.
- En revanche, dans la mesure où le FED intervient sur la R&D en amont, il serait justifié de renforcer l’investissement sur l’aval, c’est à dire sur l’exploitation des résultats produits par les projets financés par le FED. En pratique, cela réserverait une ligne pour subventionner des programmes en coopération utilisant des technologies issues du FED, et ce passage à la phase d’industrialisation, plus budgétivore, mériterait un effort au moins égal à celui consenti en amont (même si le taux de subvention UE peut alors être inférieur)
- La logique enclenchée par EDIRPA, et poursuivie dans EDIP, visant à encourager les achats groupés par plusieurs Etats membres doit être poursuivie et amplifiée. Une ligne substantielle, dépensée sous forme de subventions, devrait y être consacrée, répondant au double objectif de mutualisation de la dépense et de préférence européenne.
- Enfin, le soutien direct aux investissements industriels, selon les principes d’ASAP repris dans EDIP, devrait être poursuivi, en l’élargissant toutefois à d’autres objectifs que le soutien à l’Ukraine.
Le cumul de ces 4 segments – FED amont (8) et aval (8), EDIRPA+ (5), ASAP+ (4) – justifierait un budget total de l’ordre de 25 milliards d’euros (3,5 milliards/an). Démultiplié au moins d’un facteur quatre par les crédits nationaux qu’il agrégerait, ce montant aurait un impact très significatif sur l’investissement de défense au sein de l’UE (de l’ordre aujourd’hui de 100 milliards par an) et viendrait utilement accompagner la progression décidée à l’OTAN. Il serait d’ailleurs légitime que ces budgets européens non négligeables soient comptabilisés d’une façon ou d’une autre dans l’effort demandé à tous pour atteindre la barre des 3,5% du PNB.
2) Quelle articulation avec les budgets nationaux ?
Les financements européens ont deux caractéristiques essentielles : ils ne sont accessibles que sous conditionnalités européennes (coopération, achats groupés, matériels et entreprises européennes…) et ils sont le plus souvent attribués sous la forme de co-financements ou de subventions. Ils agissent par conséquent en stimulant et en orientant l’emploi par les Etats de leurs propres ressources, les encourageant, sans se substituer à celles-ci, à coordonner et mutualiser davantage leurs choix d’investissement.[7]
L’augmentation en cours des budgets nationaux, que la décision de l’OTAN va accentuer, peut avoir deux effets contraires: certains pourraient considérer que, retrouvant des marges de manœuvre financières, ils peuvent s’exempter des conditionnalités et des ressources européennes (et du droit de regard de la Commission qui les accompagnent…)[8]; d’autres pourraient à l’inverse trouver intérêt à adosser davantage leurs dépenses croissantes aux programmes de l’UE, leur apportant un effet de levier et un cadre d’emploi sécurisé.
La position des industriels face à ces perspectives reste ambiguë : favorables dans leur grande majorité à une augmentation substantielle des crédits européens (certains ont fait circuler, pour le prochain CFP, le chiffre de 40 milliards d’euros…), ils appréhendent le risque de voir une telle augmentation se faire au détriment des budgets nationaux par un effet de vases communicants orchestré par les ministères des finances. S’estimant aujourd’hui protégées par la préférence nationale qui s’applique généralement dans l’utilisation des crédits nationaux (eux-mêmes en augmentation), beaucoup d’entreprises peinent à envisager de la troquer contre une incertaine préférence européenne.
Le scénario le plus probable, et en réalité souhaitable, réside dans la combinaison harmonieuse des deux sources de financement, chaque Etat membre conservant au final la liberté de faire ou non appel aux instruments européens pour réaliser ses opérations d’armement. L’expérience montre que ceux-ci, une fois mis en place, suscitent l’appétence des entreprises comme des administrations. Et pour ces dernières, l’intérêt est souvent inversement proportionnel à leur taille : passer par les mécanismes UE simplifie les décisions d’attribution des crédits et la charge administrative liées aux contrats (cas typique des commandes groupées EDIRPA passées par une seule agence d’acquisition pour le compte de tous les participants).
3) Quels choix d’affectation pour ces crédits ?
De nature d’abord budgétaire, la discussion va naturellement porter aussi sur les priorités et sur les modalités d’affectation des crédits en jeu avec quatre dimensions à prendre en compte :
- Décidés au nom de la compétitivité de l’industrie (c’est leur base juridique), les programmes défense de l’UE doivent se concentrer sur des objectifs technologiques (innovation, capacités de rupture, numérisation, connectivité…) et industriels (effets de série, investissements de production, concurrence, consolidation…), et profiter aux seules entreprises de l’UE. Leur justification militaire ne relève pas de l’UE : elle doit émerger de la concertation entre Etats membres conduite à l’Agence Européenne de Défense ou dans le cadre de l’OTAN, et in fine dans les comités de programmes où se décide la sélection des investissements.
- Dans sa proposition de budget, forte de l’expérience du CFP en cours, la Commission doit résoudre une injonction contradictoire : d’un côté, elle doit justifier les montants demandés en précisant autant que possible à quoi ils vont servir; de l’autre, elle doit préserver une flexibilité et de la fongibilité pour pouvoir s’adapter aux priorités nouvelles qui pourraient surgir en cours de route. On l’a vu avec la guerre en Ukraine qui a obligé, à partir de 2022, la Commission à réallouer des crédits, par définition limités, pour financer ASAP, EDIRPA et EDIP…
- Déterminante dans ces programmes, la priorité donnée au soutien à l’Ukraine continuera à être prise en compte quelle que soit l’issue du conflit, mais il faudra naturellement élargir le spectre des capacités profitant des financements de l’UE en l’ouvrant à celles qui se prêtent à des achats groupés, qui sont partagées par construction (les ‘’strategic enablers’’), ou qui font appel aux compétences d’innovation, en particulier numériques, d’entreprises européennes.
- Enfin, et ce point est important, le budget défense sera débattu en symbiose avec celui consacré à l’espace (14,8 milliards d’euros dans le CFP 2021-2027). Un rapprochement entre ces 2 lignes a du sens. Elles concernent des écosystèmes industriels qui sont en partie les mêmes et ont des objectifs qui se croisent partiellement: près de 20% du FED finance déjà de la R&D spatiale, et les constellations de l’UE – Galileo, Copernicus et bientôt IRIS2 – offrent des services utiles pour la défense. Par souci d’économie et pour maximiser les synergies, il serait logique que, sans être fusionnés, ces 2 budgets, gérés par la même direction générale de la Commission, soient proposés sous un chapitre commun, une sorte de fonds de compétitivité dédié à l’industrie militaire et spatiale, favorisant les synergies, et facilitant des transferts en cours de gestion.
Ces différents éléments nourriront les négociations qui vont démarrer au Conseil et au Parlement Européen. La confrontation des postures politiques ne permettra pas de les faire aboutir et il serait décevant qu’ils se réduisent à un simple marchandage sur le niveau des crédits à mettre en place. Sur ce sujet critique, l’UE peut et doit montrer sa capacité à débattre et à décider d’une façon plus construite, réfléchie et consensuelle que ne vient de le faire le Conseil de l’OTAN sous la pression d’un oukase américain. Paradoxalement, la situation financière fragile de plusieurs Etats membres peut les inciter à regarder d’un œil plus favorable la mise en place d’un budget européen capable de produire des économies sans pénaliser leur base industrielle. Quant à l’industrie, son avenir lui impose d’exiger et d’accepter que la préférence européenne se substitue progressivement à la protection de ses marchés nationaux.
[1] Voir Edito de Sylvie Matelly (Infolettre juillet-Août 2025, Institut Jacques Delors).
[2] Act in Support of Ammunition Production
[3] European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act
[4] European Defence Industry Program
[5] Cf. Infographie « L’UE et l’industrie de défense », Institut Jacques Delors, décembre 2024
[6] On ne prend pas en compte ici le programme SAFE qui libère de la dette pour abonder les budgets nationaux mais n’a pas de coût direct pour le budget de l’UE.
[7] Voir Blogpost « Pour une européanisation du nerf de la guerre » (Institut Jacques Delors, janvier 2025)
[8] Au prix des surcoûts inhérents à la poursuite d’une approche purement nationale.