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Les subventions au cœur de la guerre commerciale.
Un accord clé pour le multilatéralisme

« Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent. »
(Michel Audiard, 100 000 dollars au soleil, 1964).

L’accord signé par les Etats-Unis et la Chine le 15 janvier 2020 a capté toute l’attention médiatique. En ce début d’année d’élection présidentielle américaine, Donald Trump claironne que son Phase one deal démontre l’efficacité de sa politique commerciale protectionniste agressive. Sa volonté de réduire un déficit commercial, qui a encore fortement augmenté sous sa présidence, se focalise d’abord sur des parts de marché gagnées à base de menaces tarifaires.

Mais au-delà du doigt, il faut regarder la lune. L’enjeu est bien plus structurel qu’une transaction de type médiéval sur des volumes d’échanges. Les engagements de Pékin sur la fin des transferts de technologies forcés, la protection de la propriété intellectuelle et une plus grande ouverture du secteur des services financiers sont déjà esquissés dans la loi chinoise sur les investissements étrangers et profiteront vraisemblablement à tous les partenaires commerciaux de la Chine. En revanche, le grand absent de l’accord entre Pékin et Washington, ce sont les subventions industrielles.

L’épicentre de cette guerre commerciale, qu’il faut dorénavant voir comme une guerre technologique appelée à durer, concerne les subventions illimitées de l’Etat chinois et leur effet de distorsion sur la concurrence, tant sur le marché chinois que sur les marchés internationaux. Les Etats-Unis ne sont pas les seuls concernés. Un Etat dirigiste qui s’appuie sur des réserves financières considérables est une anomalie dans le capitalisme de marché globalisé et cette exception n’est pas tenable, sauf à restreindre l’ouverture des échanges, une option elle-même très coûteuse.

C’est donc bien plutôt à l’accord signé la veille du Phase one deal, le 14 janvier, qu’il faut prêter attention. Le signal envoyé par la Trilatérale rassemblant les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon pour limiter les subventions industrielles est un pas important[2] et pourrait s’avérer un tournant s’il ouvrait la voie à une réforme du multilatéralisme à l’OMC qui permette de rétablir une concurrence loyale.

Bonnes et mauvaises subventions : des règles à renforcer

Les subventions industrielles ne sont pas un phénomène nouveau. Le contentieux historique entre Airbus et Boeing en témoigne. Pour les encadrer, un accord sur les subventions et les mesures compensatoires (SMC) a été signé dès la création de l’OMC en 1995. Seules certaines mesures de soutien, pour certains secteurs et sous certaines conditions, ont été reconnues acceptables. Une subvention a été définie comme i) une contribution financière ii) des pouvoirs publics ou de tout organisme public du ressort territorial d’un Etat membre et iii) qui confère un avantage.

Mais la portée de l’accord SMC est limitée. Il ne concerne que les subventions à l’export et les subventions destinées à renforcer l’apport local ou à remplacer des importations, soit une infirme partie des subventions. Par ailleurs, si l’accord permet théoriquement de dénoncer des subventions visant à augmenter la capacité de production nationale, la procédure permettant d’obtenir des droits compensateurs est très difficile à actionner : non seulement le plaignant a la charge de la preuve du préjudice subi, mais le manque de transparence des financements publics de certains pays rend la tâche ardue et décourage beaucoup de dépôts de plainte. Enfin, la définition d’un organisme public a fait l’objet de multiples contentieux tant les modes d’influence d’un gouvernement ont évolué. Alors que la Chine ne retient qu’un organisme investi d’un mandat gouvernemental, d’autres, à juste titre, privilégient le critère d’une participation financière de l’Etat, alors que les modes de contrôle ou d’influence de l’Etat sur une entreprise sont bien plus variés et diffus, comme le sont d’ailleurs également les avantages qui peuvent être procurés à une entreprise.

Au-delà des subventions, il y a bien d’autres facteurs de discrimination qui ciblent notamment les investissements directs entrants (transferts de technologies forcés, octrois de licence, location de la terre et coût de la main d’œuvre, …). Mais les subventions industrielles tiennent une place centrale dans ce dispositif chinois de discrimination des entreprises étrangères, car ces dernières sont confrontées à la concurrence déloyale des entreprises chinoises à la fois sur leur marché domestique[3], sur le marché chinois et sur le marché d’un pays tiers. Les écarts de compétitivité creusés sont à même de renforcer une dépendance structurelle des pays tiers à des importations de produits chinois – intermédiaires ou finis –, et progressivement de transformer l’interdépendance économique fondée sur l’avantage comparatif en dépendance économique, voire politique à l’égard d’une superpuissance chinoise.

Un meilleur encadrement des subventions industrielles est devenu d’autant plus nécessaire que dans un scénario alternatif de surenchère de subventions publiques, aucun pays n’aurait de réserves publiques suffisantes pour contrer l’ambition déclarée de la Chine de devenir la première puissance technologique mondiale en s’appuyant sur ses entreprises publiques d’Etat. Si la volonté de préserver une autonomie stratégique relance le débat sur le bon usage des subventions, celui qui en est fait par l’Etat chinois risquerait d’entraîner d’autres partenaires à s’éloigner des règles de l’économie de marché au profit d’un capitalisme d’Etat.

Trilatérale : une étape majeure pour limiter les subventions industrielles

Face à l’inertie des discussions multilatérales, l’objectif des Américains, Européens et Japonais était clair lorsqu’en décembre 2017, en marge de la 11ème Conférence ministérielle de l’OMC à Buenos Aires, ils créent ce format trilatéral « au sein de l’OMC » : il s’agit de peser de tout leur poids pour contrer les distorsions liées aux subventions, aux entreprises d’Etat et aux transferts de technologie forcés, qui créent des surcapacités, une compétition déloyale, entravent le développement de technologies innovantes et déstabilisent le fonctionnement du commerce international[4].

Les modalités ont été plus complexes à trouver. Il s’agissait d’abord de trouver le bon équilibre entre l’objectif offensif d’une restriction des subventions chinoises et l’objectif défensif d’une marge politique à préserver pour pouvoir développer une politique industrielle. On a cru un temps les discussions enlisées, au risque de voir la Trilatérale ne servir qu’à dénoncer les pratiques chinoises pour mieux valoriser la stratégie américaine unilatérale de chantage tarifaire. En s’accordant sur une option réaliste, Washington a enfin démontré qu’il prenait l’enjeu au sérieux.

L’accord est d’autant plus intéressant qu’en se fondant sur une révision de l’accord SMC, il renvoie systématiquement à l’objectif ultime d’une multilatéralisation.

  • Il s’agit d’abord d’élargir la liste des subventions interdites par l’OMC, par une révision de l’article 3.1 SMC qui permette de cibler quatre nouveaux types de subventions : les garanties illimitées, les subventions à des entreprises en difficultés sans plan crédible de restructuration ou les investissements dans des secteurs en surcapacité, les subventions à des entreprises sans plans de financement pérenne et enfin, certaines annulations de dette.
  • Il s’agit ensuite de renverser la charge de la preuve en exigeant des gouvernements qu’ils puissent démontrer que leurs subventions n’ont pas d’effet de distorsion commerciale ou ne créent pas de surcapacité. Cette discipline, beaucoup plus contraignante, rendrait quasi prohibitives les subventions qui soutiennent les entreprises zombies qui auraient dû faire faillite, provoquent des surcapacités (révision article 6.3 SMC) ou permettent de baisser le prix des intrants, à moins que le pays qui subventionne puisse prouver qu’il n’y a pas de préjudice majeur.
  • Cette nouvelle discipline doit aller de pair avec une amélioration des notifications de subventions, alors que depuis 1995 le pourcentage de membres ayant notifié des subventions est tombé de 50% à 38%[5]. L’article 25 du SMC serait révisé pour interdire toute subvention non notifiée, imposant au gouvernement concerné de fournir une information suffisante pour démontrer que la subvention est autorisée, assurant de fait une bonne transparence.
  • Il s’agirait en outre d’un accord « vivant » car de nouvelles catégories de subventions créant des distorsions pourraient être ajoutées. De même, les trois parties se sont accordées sur la nécessité de préciser la définition des organismes publics car elle délimite le champ d’application des nouvelles disciplines.
  • Enfin, tout en se concentrant dans un premier temps sur les subventions, la Trilatérale prévoit de futures étapes de coopération pour mettre fin aux transferts de technologies forcés, aux règles de l’OMC qui permettent à un pays comme la Chine de se présenter comme un pays en développement bénéficiant d’avantages commerciaux[6], ou encore pour établir des règles en matière de commerce numérique.

Cet accord est d’autant plus intéressant que le blocage du mécanisme de règlement des différends de l’OMC, par le refus de Washington de nommer de nouveaux juges à l’organe d’appel, a renforcé la crainte d’une accélération du désengagement américain du cadre multilatéral. Il reste cependant à transformer l’essai pour que ces engagements unilatéraux parviennent à créer un effet d’entraînement auprès d’autres partenaires de nature à faire bouger la Chine.

De la trilatéralisation à la plurilatéralisation

La Trilatérale met ainsi en place un cadre SMC +, c’est-à-dire s’engage unilatéralement sur des disciplines plus exigeantes que l’accord SMC existant. Comme pour l’encadrement du commerce électronique pour lequel une négociation a été engagée dans un cadre plurilatéral, il s’agit pour les subventions industrielles d’une trilatérale ouverte, non discriminatoire, qui respecte le principe de la nation la plus favorisée (NPF).

C’est dès mai 2018 que la Trilatérale avait évoqué le besoin d’assurer la participation d’autres partenaires clés pour parvenir à entraîner une masse critique des grandes puissances économiques qui octroient des subventions.

Si la Chine est la première concernée, l’objectif serait de parvenir à une plurilatéralisation de l’accord qui concerne l’ensemble des pays du G20 – représentant près de 90% du PIB mondial et 80% du commerce mondial. Des pays comme le Canada, l’Australie et le Brésil pourraient jouer un rôle clé pour atteindre la masse critique.

Le défi reste de déterminer ce qui fera bouger la Chine pour engager des réformes internes. Récemment, la tendance des économies avancées, comme l’UE, à renforcer leur mécanisme de contrôle des investissements étrangers pour protéger leurs secteurs stratégiques, a sans aucun doute pesé dans la nouvelle loi chinoise de mars 2019 sur l’investissement étranger[7] qui réduit les discriminations imposées aux entreprises étrangères. Si la Chine ne s’engage pas à réduire son dispositif de distorsion de concurrence, ce sont les marchés publics qui à leur tour pourraient être concernés par des mesures défensives et signaler une fermeture progressive des grandes économies qui serait insoutenable pour l’économie chinoise.

*              *              *

La trilatérale sur les subventions industrielles envoie un signal fort, à la fois à la Chine, sa principale cible, et vis-à-vis d’une réforme possible du multilatéralisme. Alors qu’une négociation multilatérale de réduction des subventions aurait été vouée à l’échec, le poids des trois grandes puissances rend possible une plurilatéralisation substantielle de l’accord, ouvrant la voie à moyen terme à une multilatéralisation.

Par ailleurs, la trêve signée entre Washington et Pékin, laissait craindre que les Européens ne soient la nouvelle cible privilégiée de Washington en 2020. La convergence d’intérêt sur les subventions industrielles, comme le ton adopté par Donald Trump à Davos, sont des signes d’accalmie bienvenues dans les relations transatlantiques. L’annonce d’un délai supplémentaire d’un an, sans mesures de rétorsions, que se sont donnés les présidents américain et français pour parvenir à un accord à l’OCDE sur la taxation des géants du numérique, vient consolider cette relative accalmie.

La réforme de l’OMC et notamment la question des subventions était la première priorité assignée au nouveau Commissaire au commerce, Phil Hogan, par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Cet accord est de bon augure. Il valide l’approche technique de la Commission fondée, comme on pouvait l’attendre, sur sa longue expérience en matière de contrôle des aides d’Etat sur le marché européen. Il confirme la validité politique de la stratégie européenne qui consiste à maintenir les Etats-Unis dans la tente de l’OMC tout en tentant de rapprocher la Chine de son centre. Il lui reste à transformer l’essai. L’effet d’entraînement d’autres pays qui rejoindraient la Trilatérale serait un facteur clé de réussite de la 12ème Conférence ministérielle de l’OMC, en juin prochain au Kazakhstan, s’il parvient à renforcer la légitimité de la voie plurilatérale pour préserver un système de commerce international ouvert et basé sur des règles communes[8].

[2] Joint Statement of the Trilateral Meeting of the Trade Ministers of Japan, the United States and the European Union, 14 Janvier 2020.

[3] Les mesures compensatoires permettent de lutter contre le dumping des importations mais pas contre les investissements dans des entreprises étrangères déjà implantées.

[4]Joint Statement on Trilateral Meeting of the Trade Ministers of the United States, Japan, and the European Union”, 12 December 2017.

[5] « Améliorer les disciplines relatives aux notifications de subventions », TN/RL/GEN/188, OMC, 2017.

[6] C’est de manière unilatérale que respectivement en juillet 2019 et octobre 2019, Singapour et la Corée du Sud ont renoncé à se prévaloir de ce statut de pays en développement.

[7] Loi sur les investissements étrangers de la République populaire de Chine, mars 2019.

[8] « Crise de l’OMC : peut-on se passer du multilatéralisme à l’ère numérique ? », Elvire Fabry, Blog Post, Institut Jacques Delors, 9/12/2019.

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