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L’état de l’Union européenne cinquante ans après la création de l’Agence Europe
Discours de Jacques Delors à l’occasion de l’anniversaire de l’agence de presse européenne.
Puisque dans cette Convention il est beaucoup question de grands et de petits pays, et en évitant de raconter mon passé à des petits enfants ou à des gens comme vous qui n’en avez pas grand-chose à faire, je voudrais quand même apporter un salut à Jacques Santer et à Jacques Poos, qui étaient les dirigeants du plus petit pays de l’Union européenne et qui ont tant apporté à l’Union européenne. qu’il me souvienne de la préparation du Traité de Maastricht, les embûches qu’ils ont rencontrées, des difficultés énormes, presque aussi importantes que s’il fallait franchir l’Himalaya, et ils ont toujours été là , et avec moi, je dois le dire, fraternels, conscients de ce qu’étaient les institutions, ayant vraiment compris, eux, le testament des pères de l’Europe. Alors, au moment où la Convention s’occupe des grands et des petits, je les supplie de se rappeler de cet épisode parmi d’autres qui avait montré que dans l’Europe telle que nous la concevons il n’y a pas de petits, il n’y a pas de grands, il y a des gens qui, à un moment donné, compte tenu de leurs fonctions, jouent leur rôle et il y a des dirigeants, à commencer par le président de la Commission, qui tiennent compte de tout cela pour essayer de dégager, C’est souvent difficile, l’intérêt européen. Donc, Aujourd’hui, honneur aux « petits fondateurs », si je peux dire !
Et que les nouveaux petits, dont je lis les discours à travers la Convention, en prennent de la graine. Car le Luxembourg avait à la fois l’ambition de l’Europe et la modestie de sa prestation. Et je crois que C’est un exemple qu’il ne faut jamais oublier. En réfléchissant à ce que je pourrais vous dire Aujourd’hui, en dehors de ces éloges que je crois mérités, il fallait que je trouve un motif d’agacement – il y en a plusieurs-, de déception – ils sont nombreux. Et le thème qui m’a le plus agacé, C’est celui de « refondation de l’Europe ». C’est pour cela que J’ai choisi de vous parler en quelques minutes de « L’Europe continuée », une formule intraduisible dans les autres langues, mais qui montre que pour moi il y a toujours un lien entre ce que nous ont transmis ceux sans lesquels nous ne serions pas là , et ceux qui Aujourd’hui ont la charge de l’Europe. Bien sûr, on peut comprendre le terme « refondation » avec le défi du nombre : quand on est 25, ce n’est pas la même chose que lorsqu’on est 6. Mais, quand J’écoute (parce qu’il m’arrive de les rencontrer à leur demande – moi je ne leur demande rien) les chefs de gouvernement, je vois que refondation est une sorte de « oublions le passé, une nouvelle ère est là et b tissons-la tous ensemble ». Je veux me battre contre ça, non pas au nom de la vieille Europe contre la nouvelle Europe, formule que je laisse à ceux dont le niveau intellectuel ne dépasse pas celui de Monsieur Rumsfeld. Mais, il faut quand même plonger dans ses racines. Et J’évoquerai très rapidement six points, vraiment comme des notules. Ce n’est pas un exposé comme aiment les faire les Français, surtout sortant de l’énarchie.
1. Le premier, C’est le testament des pères de l’Europe. Il se résume, quand on a lu tous les textes que Jean Monnet écrivait déjà dans les années 40, quand on a lu aussi les très beaux textes de ceux qui, avant la guerre et pendant la guerre, ont souffert sous le nazisme et parfois payé de leur mort l’idée d’une autre Europe, à trois formules clés qui me viennent à l’esprit. La paix, je n’insiste pas, encore que l’Europe aura beaucoup à faire dans les Balkans, mais passons. l’autonomie, il y a des textes de Jean Monnet dans les années 42 qui montrent combien il craignait, voyant venir la puissance américaine, la reconstruction de l’après-guerre, combien il craignait que l’Europe ne soit pas à la hauteur (là , les Américains nous ont beaucoup apporté avec le plan Marshall, il faut bien le dire). Et enfin l’influence que je préfère à l’indépendance. l’influence, cela veut dire à la fois défendre nos intérêts et, compte tenu de la portion d’universel que détient l’Europe dans ses gènes pour pouvoir offrir au monde – alors que celui-ci est en pleine interrogation, sinon en pleine perturbation-, comment nous allons gérer ce qu’on appelle Aujourd’hui la globalisation et les nouveaux défis, les nouveaux risques qui pèsent sur notre sécurité. Donc, la paix, l’autonomie, l’influence, il faut retenir toujours ce testament.
2. Mon second point, excusez-moi d’être ponctuel, C’est l’actualité de la méthode communautaire. Je vais tout de suite être rassurant pour certains : on y ajoute le Conseil européen. Moi même, quand J’étais président de la Commission, J’ai eu beaucoup de mal à faire admettre ça à certains de mes collègues, mais le Conseil européen est là , une instance suprême de décision qui délivre, qui définit, les orientations à l’intérieur desquelles l’Europe va agir. Mais encore faut-il pour cela préparer la discussion sur les orientations, décider et suivre les orientations. Et C’est là que la méthode communautaire est absolument irremplaçable. Non seulement elle était adéquate à l’Europe des six, à l’Europe des dix, des douze, des quinze, mais elle le sera encore plus à l’Europe des 25.
Je n’ai pas besoin de dire, devant vous, en quoi elle consiste : le triangle Parlement européen/Conseil/Commission, pour la fabrication de l’intérêt européen. Jean Monnet nous a expliqué, C’est lui qui m’a expliqué, qu’il fallait toujours faire attention à ce que disait le plus petit pays. Et puis je me rappelle la parole de Robert Schuman, qui un jour disait à un Conseil de la CECA : « vous n’êtes pas là pour débattre, vous êtes là pour décider ». Combien de fois ai-je vu, pendant que J’étais à la Commission, des hommes politiques reprendre cette idée ; et même Sir Geoffrey Howe, pour les Anglais, dire « il faut décider un jour ou l’autre, il faut décider », et ça je crois que C’est vraiment le testament des pères de l’Europe. Et ce triangle est d’autant plus nécessaire que l’Europe est élargie. l’autre jour, un ministres des Affaires étrangères me disait : « j’ai été à une réunion des 25. On discute, on ne décide plus ». J’ai trouvé la jeunesse de cet homme tout à fait remarquable : J’aurais préféré qu’à l’ENA ou ailleurs, il apprenne ce qu’était l’histoire de l’Europe, pour savoir que, dans ces moments-là , il faut clarifier le pouvoir de contrôle et d’exécution de la Commission, de façon à ce que les chefs de gouvernement puissent discuter des questions essentielles ; pour le reste, pour tout ce qui concerne le fonctionnement de l’espace économique et social européen, C’est le rôle de la Commission. Encore faut-il ne pas l’empêcher de le faire, à travers cette sorte de « steeple-chase » qu’est la comitologie. C’est essentiel : plus nous sommes nombreux, plus il est nécessaire que la méthode communautaire s’applique. Vous remarquerez que je ne demande pas de nouveaux pouvoirs pour la Commission, je ne demande pas qu’elle ait le pouvoir d’initiative en matière de politique étrangère. Il n’en a jamais été question pour moi. Je plaide pour un bon compromis entre la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale, C’est simple à dire, voilà . Et je trouve qu’actuellement le compte n’y est pas dans les résultats actuels de la Convention, et que la méthode communautaire est sous-estimée dans ce qu’elle peut faire, surtout dans une Europe à 25. Pourquoi ? Parce que les ingénieurs ou les architectes ne sont pas toujours de bons mécaniciens, et C’est mon troisième point.
3. Derrière l’institutionnel, il y a la mécanique : il faut préparer la décision, il faut prendre la décision et il faut exécuter la décision. Parfois la décision est prise au niveau du Conseil européen, parce que C’est une grande orientation, parfois elle est prise au niveau du Conseil et, pour faire cela, Mesdames et Messieurs, chers amis, il ne faut pas simplement regarder le design de la voiture, Mercedes, Renault, Peugeot ou Fiat, il faut soulever le capot, formule que M. Giscard d’Estaing a trouvée assez bonne pour me l’emprunter. Et, quand on soulève le capot, on s’aperçoit que ce qui compte C’est le tandem entre la Commission et le Conseil Affaires générales. Une fois qu’une grande décision est prise, comme les paquets de financement que Jacques Santer connaît bien, qui fait la répartition ? Ce ne sont pas les ministres des Finances. Les ministres des Finances sont dans leur Olympe. Ils trouvent que le monde est fait de fourmis pécheresses et qu’eux seuls ont la vérité, et bien entendu, au sein de l’Union économique et monétaire, ils ne se feront jamais de mal à l’un à l’autre parce qu’il faut se ménager ; C’est pour ça, d’ailleurs, que la « mariée n’est pas belle », C’est parce qu’il n’y a pas de coopération économique. Mais les ministres des Affaires générales, eux, le faisaient, et par conséquent le tandem Commission/Conseil Affaires générales est l’essentiel, non pas simplement de la méthode communautaire mais de la réussite de l’Europe. Ce sont eux, plus le droit de l’initiative de la Commission, qui préparent le Conseil européen. Vous avez vu les Conseils européens de ces dernières années ? 50 ou 60 pages de « conclusions » avec la possibilité pour un chef de gouvernement, la veille, de dire je veux qu’on traite aussi telle ou telle question. Parfois, C’est une question qui avait déjà été traitée, comme la question d’un bateau à la dérive sur les mers, mais, enfin, cela fait plaisir à l’opinion publique de savoir que la France, elle, a tapé du poing sur la table. Les chefs d’Etat ne sont jamais aussi contents que lorsqu’ils ont deux ou trois options à trancher, sauf bien entendu ceux qui veulent faire de la mousse autour de leur participation au Sommet. Et voilà ! Cela veut dire que, une fois que la décision est prise au Conseil européen, et si C’est une décision difficile d’action commune de politique étrangère, tout est dans la même main : la Commission offre à la politique étrangère tous les instruments dont elle dispose dans le cadre du 1er pilier, pour parler vite, C’est-à -dire l’économique, le financier, le monétaire, l’aide humanitaire, l’aide financière, l’aide au développement. Connaissez-vous un gouvernement, lorsqu’il pratique la politique étrangère, qui n’utilise pas tous les instruments dont il dispose ? Eh bien, ce n’est pas le cas Aujourd’hui en Europe, alors que ce serait si facile si on voulait soulever le capot et être fidèle à la méthode communautaire.
4. Quatrième notation, qui rejoint ma méchanceté à l’égard des ministres de l’Economie et des Finances (qu’ils méritent bien d’ailleurs) C’est le déficit de coopération. C’est le talon d’Achille de l’Union. On discute de savoir si une compétence sera nationale, partagée ou européenne. Mais le vrai problème, comme on ne veut pas tout transférer -et on a raison – à l’Union européenne et comme on aime la subsidiarité – on est peu à savoir la définir mais on l’aime -, C’est le reste : C’est la coopération. C’est le talon d’Achille, chers amis, de l’Union européenne. l’exemple le plus manifeste, C’est l’Union économique et monétaire. Nous avons une Banque centrale européenne qui prend des décisions, bonnes ou mauvaises, mais nous n’avons pas la branche économique. Or, le pilier économique de l’Union économique et monétaire était dans le rapport de la Commission Delors, et il était dans le Traité, mais on ne le fait pas … Pourquoi ? Parce que ces messieurs se ménagent, parce qu’il y a des asymétries, etc. Tant qu’il n’y aura pas de coopération en matière économique, nous ne ferons pas l’Union économique et monétaire mais nous ferons une répétition de l’Union monétaire latine. C’est ce qui explique que l’euro est le « poodle » du dollar ; parfois le dollar le précède, parfois le dollar met le « poodle » en avant, mais nous n’existons pas ! Comment peut-on supporter ça ? Que nous ayons fait une si grande aventure, l’Union économique et monétaire, et que nous soyons incapables d’avoir l’équilibre entre la branche économique et la branche monétaire. Le Comité que J’ai présidé était composé majoritairement de gouverneurs de banques centrales, et pourtant il a mis davantage la pondération sur la coopération économique que sur la monnaie. Voilà une chose évidente sans laquelle l’Europe n’existera pas. Déficit de coopération dans la recherche/développement, dans les infrastructures, je n’insiste pas. Il n’empêche que pour moi, l’Europe économique et sociale, même si J’ai fait allusion au reste, l’Europe est fondée sur trois principes : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. La solidarité qui unit, nous avons rendez-vous avec le paquet financier numéro 4 . Je n’en dirai pas plus.
5. Cinquième observation, C’est l’avant-dernière, la différenciation. Oh quel vilain terme hein, incompréhensible ! Mais enfin vous… vous comprenez ! La différenciation est un facteur de dynamisme. Je rappellerai les querelles sur l’avant-garde. J’avais proposé une avant-garde dans les années 90 : cris d’orfraies des nouveaux candidats, notamment des Polonais. Et puis, ensuite, on a parlé des coopérations renforcées sur lesquelles ont buté, il faut bien le dire, les Traités d’Amsterdam et de Nice. Mais que nous enseigne l’expérience ? Parce que C’est ça qui est important. l’éducation, que nous voulons pour tous nos enfants, C’est ce que l’humanité a appris sur elle-même. Et on ferait l’Europe sans ce que nous avons appris sur nous-mêmes depuis 50 ans ? Et alors, voici Maastricht et les « opting out ». s’il n’y avait pas eu les deux « opting out » à Maastricht, sur l’UEM et sur le chapitre social, l’Europe aurait été dans l’impasse. Donc, certains pays on décidé d’aller plus loin. Ils ne fermaient pas la porte aux autres, ils leur disaient simplement : « si vous voulez, et J’ajoute si vous pouvez, vous saurez participer ». l’Union économique et monétaire, c’est une question de simple bon sens : si on avait attendu que les 15 soient d’accord, quand l’aurions nous faite ? Et puis, Schengen, pour aller vite. Par conséquent, la différenciation est un élément essentiel. Il faut l’accepter et arrêter de subir les outrages de ceux qui disent « L’Europe à deux vitesses » avec une connotation péjorative. l’Europe a avancé gr ce à la différenciation. Elle ne serait pas là où elle est s’il n’y avait pas eu cela. Alors il faut peut-être trouver un terme mais ce n’est pas mon rôle, je n’ai jamais été candidat à des postes importants, comme la présidence de la République, je ne sais pas dire ça en termes simples. Il faudrait peut-être autre chose que « différenciation », mais trouver un terme qui explique cela. Et deuxièmement, il y a la sous-estimation constante de la spécificité de la politique étrangère. Si vous voyez toutes les bêtises qui ont été dites après l’affaire d’Irak, je vous renvoie à notre douleur face à la tragédie yougoslave, pour vous dire qu’il faut être raisonnable. Et là , franchement, une institution ne créera pas de miracle. Ce n’est pas parce que l’on nommera un ministre des Affaires étrangères qu’on aura surmonté toutes les différences qui tiennent à des histoires différentes, à des stratégies, à des héritages géopolitiques. Mais ça je l’ai déjà vu à Maastricht, l’effet d’annonce, pour nos hommes politiques, est supérieur à l’effet de réalisation.
6. Et enfin, le dernier des éléments, et J’en aurais terminé : la vision et le réalisme. La vision, et J’ai été témoin, depuis que je milite pour l’Europe, de gens qui avaient une vision et qui ont fait passer cette vision avant leurs intérêts électoraux ou même leurs intérêts conjoncturels, la vision renforce la transparence et la démocratie. Elle transcende les difficultés et même les oppositions, mais ne triomphe qu’au prix du réalisme. d’où mon insistance sur le fait que la vision doit être accompagnée de réalisme. Et je vous en donnerai deux exemples : J’ai déjà parlé de l’un d’eux, l’utilité des coopérations renforcées, à condition qu’elle soit faisable, et dans le Traité ou dans la Constitution, comme on voudra ; et aussi le fait qu’à vingt-cinq, est-on conscient de ce qu’on annonce aux gens ? qu’est-ce qu’on peut faire à 25 ? Pour ma part, je dis depuis trois ans, on peut faire un espace de paix, on peut faire le cadre pour un développement durable, on peut faire un ensemble qui respectera la diversité, Aujourd’hui si soulignée au sein de la Convention, pas plus. Pour le reste, faisons appel à la différenciation. Mais un tel discours, personne n’ose le tenir. Toujours à cause de l’effet d’annonce. Alors il ne faudrait pas que la vision tentée par les effets d’annonce cache la difficulté de réaliser, pas à pas, l’intégration politique de l’Europe.
Je vous remercie. »
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