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L’Europe au défi au « décrochage »

Infolettre octobre 2024

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Matelly, S. « L’Europe au défi au « décrochage » », Infolettre, Institut Jacques Delors, octobre 2024


Le mois qui vient de s’écouler a été marqué par l’annonce de l’équipe qui devrait, pour les 5 ans qui viennent, constituer la Commission européenne. Certes ce collège doit, avant d’entrer en fonction début décembre, être auditionné puis obtenir l’aval du Parlement européen mais l’architecture choisie par sa Présidente Ursula Von der Leyen pour son organisation reflète une volonté réaffirmée de s’organiser pour relever les défis auxquels font face l’Europe et les Européens.

L’un des mots clés résumant ces différents défis est probablement celui de « décrochage ». Les rapports d’Enrico Letta sur le marché unique ou de Mario Draghi sur la compétitivité en font le même constat. Ils proposent plusieurs pistes de solutions qui peuvent être résumé par deux verbes : investir et défragmenter. Le décrochage européen par rapport aux États-Unis prend sa source à l’aune de la crise de 2008 déjà. Pour les États-Unis en effet, cette crise met en lumière l’irrépressible essor de la Chine depuis son accession à l’OMC en 2001 et la menace que cet essor fait peser sur non seulement sur l’hégémonie américaine mais aussi son dynamisme économique. Plusieurs économistes américains pointent alors le risque de stagnation séculaire lié à une faible productivité de l’économie des Etats-Unis, leur décrochage en quelque sorte.

Pour en sortir, le président Barack Obama investit plus de 400 milliards dans un plan de relance qui consiste à développer massivement les gaz et pétrole de schistes afin de réduire la dépendance énergétique vis-à-vis du Moyen-Orient mais aussi le coût de l’énergie aux Etats-Unis et par conséquent, l’écart des coûts de production avec la Chine. Quelques années plus tard, les États-Unis sont redevenus le premier pays exportateur d’énergies fossiles au monde. Ils sont même positionnés comme des faiseurs de prix (price-makers) sur ce marché des hydrocarbures au grand dam des pays de l’OPEP+.

Donald Trump lui initiera une politique de relance contracyclique en faisant voter par le Congrès de massives réductions d’impôts alors que la croissance américaine est au beau fixe. Deux ans plus tard, il se lance dans une guerre commerciale à l’encontre d’abord du Canada, du Mexique et de l’Union européenne (on l’oublie souvent) puis de la Chine. Peu probante pour ce qui concerne le déficit commercial américain, cette politique se traduit par une « renormalisation » du protectionnisme américain et un début de découplage technologique. A l’instar de ce qu’avait pratiqué ce pays à l’encontre du Japon au début des années 1990, l’un des buts de cette politique est aussi de freiner la croissance économique des économies concurrentes.

Le COVID puis l’élection de Joe Biden confirme encore le retour d’un état stratège aux États-Unis avec non seulement des plans d’investissements massifs dans les infrastructures, l’Inflation Reduction Act ou le Chips Act. En 4 ans, ce sont près de 30% du PIB américain qui a été investi par l’administration dans l’économie. La course aux armements de la guerre froide a été revisitée en course aux investissements puisque la Chine n’est pas en reste dans ce domaine du soutien à son économie avec, entre autres choses, ses routes de la soie ou sa stratégie Made in China 2025.

L’Union européenne n’est pas restée sans réaction face à la confrontation de ces deux grandes puissances et force est de constater que les initiatives ont été multiples depuis la crise de 2008 mais aussi au moment du COVID ou après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le défi économique et technologique que pose notre décrochage est aujourd’hui bien décrit et compris et la Commission européenne qui se met en place semble calibrée pour y répondre.

Pour autant et comme aux États-Unis d’ailleurs, l’enjeu est aussi politique. Il vise à préserver une démocratie européenne mise à mal par l’instabilité du monde, la peur de l’avenir d’une partie des européens et les réflexes d’isolationnisme et de repli sur soi. De ce point de vue, la solution proposée à cette équation souffre de quelques limites semble-t-il. Sa dimension sociale reste peu lisible pour ne pas dire à peine ébauchée et la faible représentation de commissaires sociaux-démocrates renforce ce sentiment. La politique de cohésion des territoires dispose certes d’une vice-présidence mais elle est confiée à un proche de Mme Meloni ce qui risque d’en limiter les marges de manœuvre.

Une nouveauté toutefois apparaît dans plusieurs des lettres de mission envoyées aux commissaires. Il s’agit d’une politique économique étrangère. Elle reste certes à définir et à décliner mais elle pourrait permettre de donner une certaine cohérence entre elles à plusieurs politiques européennes et initiatives récentes comme la stratégie de sécurité économique et une politique commerciale ouverte ou encore le Critical Raw Materials Act et une politique étrangère européenne revisitée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que pour une fois, la haute représentante de l’Union européenne qui est aussi une vice-présidente de la Commission chapeautera plusieurs commissaires.

Sylvie Matelly 

Directrice de l’Institut Jacques Delors