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L’Europe au pied des murs
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Gnesotto, N. « L’Europe au pied des murs », Blogpost, Institut Jacques Delors, février 2025
Deux images feront date dans l’effondrement de l’Occident. La première est celle du salut d’Elon Musk lors d’un meeting, le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump à Washington. Cela ressemble à un salut nazi, quoiqu’en disent les amis du milliardaire chargés d’en minorer la portée.
La seconde image se passe à Munich. Le 14 février 2025, lors de son discours de clôture de la conférence de Munich, Christoph Heusgen, président de cet illustre Forum sur la sécurité, pleure. Parlant des relations transatlantiques, il avoue sa hantise : « Nous devons craindre que notre base de valeurs communes ne soit plus si commune que cela. » Cette Conférence de Munich sur la sécurité a été « en quelque sorte un cauchemar européen », dira-t-il plus tard à la presse.
Deux hommes, deux symboles : l’un de la nouvelle hubris de puissance américaine, l’autre du retour du tragique en Europe. Le premier ébloui par la victoire de son monde, l’autre effaré par l’effondrement du sien. Entre les deux clichés, 4 semaines à peine auront suffi à ébranler le monde occidental.
En moins d’un mois en effet, Donald Trump aura tout chamboulé : reprise des contacts diplomatiques avec la Russie de Vladimir Poutine, perspectives de négociations sur la fin du conflit en Ukraine, promesses de taxes commerciales contre l’UE, sans parler de ses velléités d’annexion du Canada, du canal de Panama, de Gaza et du Groenland.
Dans ce grand maelstrom délirant, les Européens sont au pied de deux murs. Le premier est politique : il s’agit de défendre la démocratie libérale, envers et contre tout, et d’abord contre l’idéologie libertarienne des géants de la tech, reprise par le vice-président J.D. Vance à Munich. Devant un auditoire médusé, le numéro deux américain a expliqué que la plus grande menace contre l’Europe n’était ni la Russie ni la Chine, mais le recul de la liberté d’expression. C’est en cela que l’idéologie libertarienne, extrémiste dans la défense de la liberté, est cousine du fascisme, au sens où ce sont les garde-fous mêmes de la démocratie qu’elle entend éradiquer. Quand ils défendent la liberté d’expression, c’est en effet l’abolition de la vérité des faits qu’ils souhaitent, c’est la négation de la science au profit des complotismes de toutes sortes, c’est la suppression des normes, règles, interdictions que tout État démocratique doit émettre, pour précisément protéger et définir la liberté d’expression. Ils recherchent la liberté de tout dire, les faits et les fakenews, la vérité et le mensonge, les provocations et les appels aux crimes, parce qu’ils ne veulent ni régulation de l’IA, ni responsabilité des plateformes numériques, aucune pénalisation des atteintes à la vie privée, aucune interdiction juridique du racisme, de l’apologie du nazisme, de la désinformation volontaire etc. Ces extrémistes de la liberté sont des fossoyeurs. S’il existait un prix Nobel du cynisme, ce sont des gens comme Elon Musk et ses acolytes qui le mériteraient le plus. Au nom de la liberté d’expression, c’est ni plus ni moins la protection des libertés qu’ils espèrent éradiquer.
Le deuxième mur est stratégique : il faut défendre la souveraineté de l’Ukraine contre la Russie et se défendre entre Européens si l’Amérique décide de rompre le contrat atlantique. L’enjeu est immense, car il choque les croyances les plus sincères des Européens sur l’« ami américain ». Déjà, en 2003, Georges Bush 2 et les néo-conservateurs qui le servaient, avaient ébranlé la foi aveugle des Européens dans l’excellence politique et morale de l’Amérique. Il justifia en effet l’invasion de l’Irak par la promotion de la démocratie et la libération, par effets dominos successifs, des peuples arabes. Le combat américain pour la liberté passait par le « régime change », la violation du droit international, et l’injonction faite aux alliés de suivre aveuglement l’Amérique ou de subir ses représailles. La pilule fut difficile à avaler, mais la présidence de Barak Obama réussit à apaiser les angoisses européennes sur la crédibilité du leadership démocratique des États-Unis. Vingt ans plus tard, Donald Trump réveille l’angoisse : il dit tout et son contraire sur la fiabilité de l’Otan, tout en exigeant des budgets de défense européens à 5% du Pib pour évidemment acheter des matériels américains ; il colle aux argumentaires de la Russie contre le président Ukrainien, joue au chat et à la souris sur la présence ou nom des Européens lors des futures négociations sur l’Ukraine ; il gère ses alliés comme des peccadilles stratégiques, des myrmidons politiques, tout juste bons à payer ou mourir au sol pour servir les intérêts américains. Vladimir Poutine doit jubiler : une sorte de condominium américano-russe est en train de se mettre en place, comme le général de Gaule le craignait et le combattait durant la guerre froide.
Les Européens ne sont pas encore unis contre cet effondrement tragique de l’Occident et le chaos mondial qu’implique la loi du plus fort. Certains veulent croire encore au monde de la concorde atlantique et de l’alliance des démocraties. Certains se rêvent déjà en bonnes petites répliques du trumpisme américain. La France, l’Allemagne, la Pologne et l’Espagne, ainsi que le voisin britannique, ne sont pas non plus sur la même longueur d’ondes. Mais ils y viendront. L’inquiétude sur l’avenir de la paix en Europe est déjà commune. C’est un puissant levier pour s’unir et se défendre, contre Poutine tout autant que contre Trump.