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L’Europe comme puissance géopolitique

Discours de Josep Borrell

Invité d’honneur à la conférence annuelle de l’Institut Jacques Delors « Penser l’Europe dans les tempêtes », Salons Hoche, Paris, le 5 décembre 2022.

Citer cet article :
Borrell, J. 2023. « L’Europe comme puissance géopolitique », Hors Série, Paris: Institut Jacques Delors, 16 février.


Merci à Nicole Gnesotto pour ces mots d’introduction. Je suis régulièrement avec beaucoup d’intérêt les travaux de l’Institut Jacques Delors et je suis très heureux d’être parmi vous ce soir aux côtés de mon ami Enrico Letta.

Vous m’avez demandé de conclure vos travaux sur « penser l’Europe dans la tempête ». Ce titre est – malheureusement – bien choisi. C’est aussi d’ailleurs l’image que j’avais retenue pour illustrer le recueil de mes articles cette année intitulé « Staying on course in troubled waters ».

Cela fait en effet trois ans maintenant que j’ai pris mes fonctions de (High Rep) comme on dit à Bruxelles. À peine installé, je quittais précipitamment la COP 25 de Madrid pour venir ici, à Paris, assister à la cérémonie en l’honneur des 13 soldats français tués au
Sahel le 25 novembre 2019. Trois ans plus tard, il ne reste plus aucun soldat français au Mali et nous sommes confrontés au plus grave conflit armé sur notre continent depuis la Seconde guerre mondiale. Entre-temps, il a fallu gérer la pandémie de COVID-19 et ses conséquences ainsi qu’une multitude d’autres crises.

Prenons cependant un peu de recul par rapport à ces tempêtes successives. Dans quel monde vivons-nous désormais ? Il s’agit tout d’abord d’un monde d’incertitude radicale. Que ce soit au niveau des technologies, des effets du changement climatique, des positionnements géopolitiques, la vitesse et l’ampleur des changements auxquels nous assistons sont exceptionnelles. Qui avait prédit la pandémie de COVID-19 ? Et jusqu’au bout nous avons douté de la possibilité du retour d’une guerre de haute intensité aux portes de l’Union.

On dit souvent que, face à cette irruption de l’improbable, nous devons accroitre la flexibilité et la résilience de l’Europe. C’est évident mais il s’agit d’un challenge pour une Union européenne régie par des règles fixées par des traités difficiles à modifier et dotée d’un budget qui n’est rediscuté que tous les cinq ans. Les grandes sommes d’argent que nous annonçons souvent ne peuvent pas être financées par de la dette et du déficit.

Au cours des crises récentes, l’Union européenne a cependant montré que nous étions capables de nous adapter beaucoup plus vite que beaucoup le pensaient. Nous avons brisé des tabous en nous endettant ensemble pour le plan NextGenerationEU, ou encore en fournissant ensemble des armes à l’Ukraine. Nous sommes parvenus à construire des réponses solidaires beaucoup plus rapidement que pendant la crise de 2008-2015 qui avait conduit l’Union au bord de la rupture. Mais dans un cas comme dans l’autre, il a fallu trouvé des solutions « out of the game » que les règles instituées n’avaient pas prévu.

La question de notre vitesse de réaction n’en continue pas moins de se poser, en particulier dans le domaine de la politique étrangère où la règle de l’unanimité nous freine encore à l’excès.

J’ai indiqué l’incertitude croissante qui règne dans notre environnement. Pour autant, les changements auxquels nous assistons s’inscrivent dans des tendances lourdes reconnaissables. On pourrait rapprocher ce qui se passe des tremblements de terre : ceux-ci restent difficiles à anticiper précisément, bien que nous connaissions la tectonique des plaques qui en est la cause.

Comme le souligne le politiste Olivier Schmitt, nous avons découplé les sources de notre prospérité et celles de notre sécurité depuis la fin de la guerre froide. Nous avons engrangé les dividendes de la paix sous la forme d’une baisse des dépenses militaires grâce au bouclier américain et profité d’une énergie russe abondante et bon marché.

Notre économie a été fondée pour une part croissante sur une énergie fossile en provenance de Russie. Nous avions cru que celle-ci était un partenaire fiable et que cette interdépendance consoliderait la paix sur le vieux continent. Vladimir Poutine nous a montré que c’était une erreur.

L’autre tendance lourde à l’oeuvre a été la montée en puissance impressionnante de la Chine. Nous en sommes devenus de plus en plus dépendants. Pour nos importations avec une Chine qui est devenue l’atelier du monde : les travailleurs chinois, avec leurs bas salaires, ont fait beaucoup plus pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. Mais aussi de plus en plus pour nos exportations : l’énorme marché chinois a servi de relais de croissance privilégié à de nombreuses multinationales européennes dans l’automobile, les biens d’équipement, les produits de luxe… Là aussi, l’idée dominait en Europe que le « doux commerce » amènerait progressivement un rapprochement entre la Chine et le monde occidental. Et là aussi, Xi Jinping nous a montré combien cette anticipation était erronée.

Dans le même temps, nos dépenses de défense ont diminué après la fin de la guerre froide et la coordination des armées européennes
et de nos industries de défense n’a que peu progressé. Avec la guerre d’agression contre l’Ukraine, nous avons pu mesurer notre dépendance persistante à l’égard du « bouclier américain ». L’aide européenne apportée à l’Ukraine a été très importante, bien plus qu’on ne le dit souvent, mais sur le plan du matériel militaire, l’aide américaine a été déterminante. Si nous n’avions dû compter que sur les Européens, Vladimir Poutine serait déjà parvenu à ses fins.

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