Rapport

L’Irlande et l’Europe : continuité et changement, la présidence 2004

Rarement une présidence semestrielle se sera ouverte sur un tel contraste entre l’évidence des sujets à traiter et l’incertitude quand à la façon de les aborder.

AVANT-PROPOS DE JACQUES DELORS

« Le premier janvier 2004, l’Irlande prendra la présidence du Conseil européen pour la sixième fois ». A sa manière cursive et complète, Brigid Laffan plante ainsi le décor de son étude. Rarement une présidence semestrielle se sera ouverte sur un tel contraste entre l’évidence des sujets à traiter et l’incertitude quand à la façon de les aborder. l’élargissement à dix nouveaux pays sera effectif le 1er avril 2004, sans qu’il soit aisé de discerner ce que cet événement considérable, mais largement anticipé, changera dans la vie quotidienne de l’Union ; la page du « processus constituant » est transmise blanche par la présidence italienne sans que la volonté de dépasser cet échec apparaisse, dans l’immédiat, perceptible ; le cadre financier pour la période 2007 / 2013 va devenir un objet de débat public, sans que l’on sache si l’Union l’abordera avec ambition ou myopie. Sans surprise, ce sont les trois premières priorités de la présidence irlandaise. J’y ajouterai volontiers la gouvernance de la zone euro, devenue d’une actualité incontournable sans que soit sur la table, à ma connaissance, une solution à la hauteur des déséquilibres que révèle la réévaluation du pacte de stabilité.

Quand J’aurai rappelé que l’ensemble de ces sujets devrait alimenter la campagne pour les élections au parlement européen en fin de semestre, le tableau sera à peu près complet. A moins qu’un événement extérieur ne vienne rappeler à l’Europe qu’elle a des responsabilités mondiales. l’histoire européenne de l’Irlande est à l’image des incertitudes qui pèsent sur le calendrier largement prévisible de sa présidence. Brigid Laffan nous rappelle avec beaucoup de clarté qu’elle résulte de deux mouvements contrastés. Le premier naît des cinq programmes de modernisation économique qui se sont succédés depuis 1987. Fondés sur un solide consensus social et appuyés par un effort de cohésion européenne sans précédent -les fameux « paquets » qui portent mon nom- ces programmes ont spectaculairement sorti l’Irlande de la situation périphérique dans laquelle elle se cantonnait, pour en faire la terre d’élection d’un miracle économique emblématique. Le second mouvement, en revanche, a vu ce pays passer progressivement d’une volonté de positionnement comme élève modèle de la classe européenne (small communautaire member) à une attitude plus soucieuse de ses intérêts immédiats. Cette distance progressive prise vis à vis de certaines dimensions de l’intégration européenne, en particulier sur les plans fiscal, social et environnemental, s’est manifestée de façon explosive avec l’échec du référendum de juin 2001.

Ce double mouvement, réussite économique et recul de l’appétit d’intégration, n’est sans doute pas propre à l’Irlande. Il caractérise une dégradation du vouloir vivre ensemble des européens qui est ce qui me paraît de plus préoccupant dans l’état actuel de l’Union. Il s’agit là d’un air du temps détestable, et je me garderai bien d’en rendre responsables ceux que l’on appelle parfois les « pays de la cohésion ». Il reste que l’Irlande a la possibilité d’imprimer sa marque au traitement de plusieurs questions déterminantes pour la cohésion de l’Union élargie. Elle peut s’inspirer de son expérience en la matière. Elle peut aussi laisser parler ses réticences plus récentes quant à la poursuite de l’intégration dans des domaines déterminants pour la cohésion interne. Le résultat sera bien évidemment différent. l’attachement que J’ai pour la personnalité si forte de ce pays, le souvenir du rôle européen considérable qu’il a toujours joué, les amis que J’y compte, me conduisent à commuer cette incertitude en espoir.