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L’Ukraine, modèle de la guerre future ?

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Gnesotto N. 2023. « L’Ukraine, modèle de la guerre du futur ?« , Blogpost, Paris : Institut Jacques Delors, mai.


La guerre en Ukraine cumule différentes formes de conflits : la boucherie de la première guerre mondiale, la guerre des drones et des missiles hypersoniques, la guerre de l’information, sans parler des atrocités sur les civils qui sont le lot de toutes les confrontations armées. Augure-t-elle pour l’avenir un modèle de conflits qui obligerait les Européens à revoir complètement leur posture militaire ? Telle semble être la leçon tirée, dans les Etats-majors atlantiques, sur l’urgence absolue de se préparer à des « conflits de haute intensité », d’augmenter drastiquement les dépenses de défense, de gonfler le nombre de réservistes, de combler des lacunes monumentales en armes et munitions, voire même de passer à une « économie de guerre ».

Qu’il faille tirer les leçons d’un conflit est une évidence. Mais l’unanimité occidentale d’aujourd’hui sur les guerres de haute intensité à venir pose néanmoins question.

D’une part, nous n’avons pas eu tort de négliger, depuis vingt ans, les guerres classiques au profit d’une priorité donnée aux opérations extérieures. Cette évolution – de la défense territoriale vers les interventions hors zone – tenait compte de la réalité stratégique majeure de l’époque : la disparition de la menace soviétique. Partout en Europe et aux Etats-Unis, l’accent a donc été mis sur tout autre chose que la défense de la ligne Oder-Neisse, et avec raison. Contrairement aux commentaires les plus alarmistes, il n’est donc pas scandaleux que l’on manque de stocks de munitions ou de chars de combat, comme le souligne un récent rapport de l’Assemblée nationale.  Tout au plus peut-on reprocher aux stratèges militaires d’avoir pensé que cette équation stratégique post-guerre froide, impliquant la disparition de guerres frontales en Europe, durerait toujours.

D’autre part, le retour de balancier vers ce que nous avions négligé ces dernières années, les guerres de haute intensité, semble bien radical. Allons-nous réduire notre sécurité et notre horizon à la scène européenne ? Allons-nous cesser d’avoir les moyens d’intervenir hors zone, pour stabiliser des conflits du Sud ou combattre les groupes terroristes, à cause de l’Ukraine ? Pour un pays comme la France, une telle concentration serait peu raisonnable, et le juste équilibre doit être trouvé dans les programmations.

Mais surtout, quelle serait cette menace contre laquelle nous devrions nous préparer à des guerres majeures en Europe ? La Russie ? Mais l’armée de Vladimir Poutine n’est même pas capable de conquérir le Donbass ! Combien de jours tiendrait-elle contre l’ensemble des forces européennes et américaines, si elle décider d’envahir tel ou tel pays de l’Otan ? La supériorité de l’Otan en matière de forces conventionnelles et de technologie de guerre est en effet devenue incontestable. En outre, si la Russie décidait d’envahir un pays de l’Union et/ou de l’Otan – les Etats baltes notamment redoutent ce scénario – la menace d’une activation de la dissuasion nucléaire par les Etats-Unis ne l’arrêterait-elle pas ?

Et si ce n’est pas la Russie, qui d’autre menace d’envahir l’Europe ? La Turquie peut effectivement attaquer la Grèce, mais les Etats-Unis gèrent ce conflit depuis des décennies sans autoriser le passage à l’acte. Qui d’autre ? On peut donc raisonnablement avoir quelques doutes sur ce scénario de guerre majeure en Europe, si l’on regarde froidement la réalité de la menace aujourd’hui.

Vient alors une explication inquiétante. La doctrine de l’Otan, dont l’objectif est de défendre tous les pays membres contre une agression armée, avec des forces conventionnelles et in fine une garantie nucléaire américaine élargie à l’Europe, serait-elle en train d’évoluer en silence ? Puisque nous sommes sûrs de gagner la bataille conventionnelle, serait-on tentés de la mener ? S’agit-il d’évoluer vers une doctrine de no first use, c’est-à-dire une posture dans laquelle la dissuasion nucléaire ne dissuaderait que les attaques nucléaires, ce qui laisserait ouvertes des options de guerres purement conventionnelles ? Aucun débat stratégique sérieux n’existe à ce jour sur l’évolution de la dissuasion nucléaire, en France comme dans l’Otan. Il serait toutefois urgent de le conduire, ne serait-ce que pour comprendre cette nouvelle doctrine de la grande guerre classique inévitable, dont les armées sont à la fois les avocats et les bénéficiaires.