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Message de Jacques Delors à la soirée des 25 ans. L’EUROPE AVEC UN POSSESSIF PLURIEL

Ce texte de Jacques Delors a été lu par Pascal Lamy en présence du Président de la République, Emmanuel Macron, à l’Odéon – théâtre de l’Europe à la soirée des 25 ans de l’Institut Jacques Delors.

Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs les Députés
Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs,
Chers amis,

À vous qui êtes nombreux réunis ce soir, l’occasion m’est donnée de vous adresser quelques mots. Si j’ai voulu créer, il y a 25 ans, un groupement d’études et de recherches sur l’Europe, c’est que je crois en la nécessité de « penser l’Europe ». La penser et repenser toujours.

« Penser l’Europe » est devenue depuis la devise commune des instituts delors aujourd’hui de Paris, Berlin et Bruxelles et c’est une saine hygiène d’esprit. La construction européenne n’est pas un programme préparé de toute pièce, une procédure à exécuter, un dessein miraculeusement irréversible. Ce n’est jamais un long fleuve tranquille, vous en faites l’expérience. Nous devons sans cesse repenser l’Europe au regard de ce qui a été réalisé, de ce qui a fonctionné ou non et au regard de l’état du monde si mouvant, si brutal. Ce serait céder à la paresse intellectuelle et manquer de courage politique que de s’en tenir aux arbitrages passés, au statu quo. Il faut s’inspirer des « pères fondateurs », de leurs intuitions d’origine, de leur hardiesse, mais pour les renouveler, pour élargir l’horizon, pour arpenter d’autres voies d’unité, comme la différenciation qui n’a pas été assez explorée.

Le plan de relance budgétaire et l’endettement contracté par la Commission au nom de l’Union européenne ont montré que les Européens savaient prendre des chemins nouveaux d’intégration. La pandémie du Covid nous conduit aussi à imaginer l’Europe de la santé, qui était restée jusqu’ici presqu’un impensé de l’Europe. L’idée et la réalité doivent être ainsi en dialectique permanente. C’est cela « penser l’Europe ». La Conférence pour son avenir nous y invite d’une manière inédite. Je souhaite à cette initiative en cours toute la considération politique et médiatique qu’elle mérite. L’Europe au commencement a été pensée comme un projet de paix. Elle doit aujourd’hui se penser aussi comme puissance ; une puissance en devenir, responsable et généreuse dans le monde.

Il y a 25 ans, j’avais donné au centre de réflexion et de propositions que nous étions en train de créer le nom : « Notre Europe ». Je voudrais insister sur ce possessif pluriel : Notre. Sommes-nous capables de « penser l’Europe » comme vraiment nôtre ? De considérer le droit européen comme notre droit et non pas un droit sorti d’un chapeau, qui nous serait imposé d’en haut ? Savons-nous comprendre le droit européen et sa jurisprudence comme un droit qui nous lie, qui nous oblige ou le considérons-nous comme un droit dont chacun pourrait s’affranchir à sa guise ?

Si l’Europe est bien nôtre, elle ne peut pas être seulement celle voulue par la France ou celle qui convient à l’Allemagne ou à tout autre pays exclusivement. Elle ne doit pas davantage devenir celle de la Pologne ou de la Hongrie. L’Europe n’appartient pas non plus au seul Parlement européen, ni ne peut être confisquée par le Conseil européen. La Commission n’en est pas davantage propriétaire. Mais elle est bien plus qu’une gardienne des traités. Par ses initiatives, c’est d’abord à elle que revient l’immense tâche de penser notre Europe, avec un temps d’avance.

Affirmer notre Europe – en soulignant le « notre » – signifie à la fois que l’Union nous appartient à tout un chacun mais aussi qu’elle est plurielle par essence. Qu’elle est à la fois un bien commun à préserver et une œuvre collective à poursuivre. Je me félicite que la présidence française du Conseil de l’Union ait choisi de mettre en avant la notion d’appartenance à l’Europe. C’est une appartenance à double-sens : l’Europe nous appartient autant que nous appartenons à l’Europe.

Pour tous nos pays, appartenir aujourd’hui à l’Europe, c’est refuser de se laisser appartenir à la Chine, à la Russie ou même de s’aligner docilement sur les États-Unis. C’est refuser que notre continent de nouveau se divise et laisse son destin lui échapper.

Appartenir à l’Europe ne signifie pas non plus se détacher de son pays. Au contraire c’est lui être fidèle. Comme Albert Camus, «j’aime trop mon pays pour être nationaliste». Le projet européen n’a jamais été l’ennemi des nations, qui ne peuvent s’épanouir isolément. Quel meilleur gage de rayonnement pour chacune d’elles que son engagement européen.

Puisse le temps fort européen que s’apprête à vivre notre pays raffermisse ce sentiment d’appartenance sans lequel notre projet s’écroulera comme un château de cartes. Faisons l’Europe nôtre. Que ce bel anniversaire à Paris dans ce magnifique théâtre européen y contribue.

Je vous souhaite une excellente soirée.

Jacques Delors
Président fondateur de Notre Europe – Institut Jacques Delors

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