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02/12/25

Pas de défense européenne sans un nouveau Traité

La défense européenne est désormais une priorité, une urgence, voire une obsession.

Chacun convient qu’elle est indispensable dans un contexte marqué par des bouleversements géopolitiques majeurs, par une hostilité ouverte de la Russie et par un retrait progressif de l’administration américaine du théâtre européen.

Un récent sondage Eurobazooka, réalisé par le Grand Continent et Cluster 17, indique que 60 % des Européens sont favorables à une armée commune européenne et que 70 % estiment que les pays de l’Union européenne doivent pouvoir assurer seuls leur sécurité.
Par ailleurs, plus de la moitié des Européens considèrent désormais le Président américain comme un ennemi. Le discours du Vice-président, J. D. Vance, lors de la conférence sur la sécurité à Munich le 14 février dernier, a choqué les Européens qui l’ont entendu. Notamment, lorsqu’il a déclaré : « nous ne pensons pas que nous devons partager le fardeau, mais nous pensons qu’il est important que les Européens prennent les choses en main, tandis que l’Amérique se concentre sur les régions du monde qui sont en grand danger. »

Ce nouveau langage, qui a le mérite de la clarté, encourage l’Europe à considérer que les questions de défense figurent au premier rang des priorités européennes. Pour autant, la défense européenne se heurte à plusieurs obstacles.

La Commission Européenne, qui n’a pas de compétence explicite en la matière, fait ce qu’elle peut. Elle affirme son ambition de « construire une Union européenne de la défense » en proposant d’aider les Etats membres à restructurer leurs forces armées, favoriser la mise en commun des ressources et renforcer le marché unique pour les produits et services de défense. Elle mobilise des financements via différentes initiatives, dont EDIP (European Defence Industry Programme), EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through commun Procurement Act) et ASAP (Act in Support of Ammunition Production). Le plan ReArm Europe, présenté en mars 2025, vise à renforcer les capacités de défense européennes, notamment grâce au recours à l’emprunt, à la flexibilité budgétaire accordée aux Etats membres et à la planification de projets « phares » a marqué les esprits par son ambition.

Face à cette débauche d’initiatives de la Commission, les Etats membres apparaissent frileux. Ils ne souhaitent pas que celle-ci s’ingère dans un domaine intergouvernemental. Ils veulent conserver la maîtrise de leurs programmes industriels et leur souveraineté sur la planification militaire, l’utilisation de leurs financements et le choix des matériels. Sans compter ceux qui se sont opposés au terme « ReArm » (Autriche, Espagne, Irlande, Italie) conduisant la Commission à compléter le titre de sa proposition avec le terme « Readiness 2030 ». Dans ce contexte, difficile de dire que les Etats membres ont pris la mesure des enjeux. Comme l’a montré le dernier Conseil européen du 23 octobre, les chefs d’Etat et de gouvernement préfèrent se contenter de demi-mesures. Ils se sont mis d’accord pour mettre en place un « mur de drones », renforcer les contrôles aux frontières et développer, à terme, un bouclier anti-aérien et anti-spatial. C’est une avancée. Mais ils souhaitent charger l’Agence Européenne de Défense, organe intergouvernemental, de mettre en œuvre cet agenda. Pourtant, depuis sa création en 2004, l’Agence, qui ne dispose pas de moyens financiers propres, n’a fait preuve ni d’audace, ni d’efficacité. Enfin, dans la discussion budgétaire pour la période 2028-2034, les Etats membres veulent tous une augmentation des crédits en faveur de l’industrie de défense, mais sans accroitre leurs contributions, sans créer de nouvelles ressources, ni toucher aux grandes politiques de la PAC et de la cohésion.

Comme on peut le constater, la question du financement, très souvent mentionnée comme l’obstacle majeur à l’avènement d’une véritable défense européenne, n’est pas vraiment le sujet. Non seulement du fait des sommes accumulées en matière de défense par les Etats membres pour complaire à l’administration Trump, mais aussi parce que les instruments proposés par la Commission permettraient de mobiliser plusieurs milliards d’euros, sans compter la capacité d’endettement proposée au Conseil.

De fait, les réels obstacles sont de différentes natures et seront plus difficiles à contourner.

Les industriels, soutenus par leur gouvernement, ne souhaitent pas mettre en commun leur savoir-faire, leurs technologies, leurs données, leurs chaines d’approvisionnement, leurs méthodes de production, mais, au contraire, préserver leur autonomie et leur « catalogue ». Au risque de ne pas permettre une meilleure interopérabilité, de maintenir une concurrence coûteuse sur le marché intérieur et de perdre des marchés à l’international, la coopération européenne en matière d’armement demeure faible : 8 fabricants de frégates, 7 de chars de combat, 5 d’avions de chasse, sans parler des missiles ou autres armes. Les difficultés, voire le probable abandon, du programme principalement franco-allemand, le système de combat aérien du futur (SCAF), illustrent une fois de plus parfaitement cette réticence des industriels et des Etats à travailler ensemble.

Les priorités des Etats membres sont loin d’être identiques, en dépit de l’adoption d’une boussole stratégique en 2022. La cybersécurité, les menaces hybrides et les drones semblent faire l’unanimité. Mais certains (Europe de l’Est ou pays baltes) craignent d’abord la Russie et privilégient les capacités terrestres. D’autres (Italie, Grèce, Espagne, Malte) font des migrations leur priorité tandis que la France, par exemple, demeure attentive au continent africain et aux menaces du terrorisme islamiste.

Enfin, comment imaginer développer une défense européenne sans l’implication de l’un de ses principaux acteurs, le Royaume-Uni, qui ne participe plus aux débats depuis le Brexit, même si les dirigeants actuels s’efforcent de maintenir un dialogue régulier avec la plupart des Etats membres. L’évocation du Royaume-Uni conduit à mentionner un autre sujet très délicat pour la défense européenne, celui de la capacité de projection nucléaire de la France, sujet très sensible jusque- là évoqué dans des termes extrêmement flous.

Ainsi, les débats sur la défense européenne risquent de se poursuivre indéfiniment tant que ne sera pas tranchée la question de la souveraineté.

Pourtant et heureusement, à d’autres reprises et sur d’autres sujets, les Européens ont su transcender cette question. Ils l’ont fait s’agissant du marché unique en 1993. Ils l’ont fait, surtout, sur la monnaie en 2002.

Il devrait en être de même de la défense. Sans Traité, sans objectif calendaire, la défense européenne restera une chimère.

Il faut revenir à la méthode de Jacques Delors, comme le souligne régulièrement Enrico Letta. C’est parce que Jacques Delors a proposé l’Acte unique en 1986, avec la date butoir du 1er janvier 1993 comme échéance, que le marché intérieur est devenu une réalité, même s’il mérite d’être complété aujourd’hui. C’est parce que Jacques Delors a œuvré pour le Traité de Maastricht dès 1992, que l’euro a pu voir le jour en 2002.

Pour que la défense européenne devienne réalité, il faut donc s’atteler dès maintenant à la préparation d’un nouveau Traité fixant une date butoir. Les Etats membres, les armées nationales, les industriels et tous les acteurs du secteur de l’armement devront enfin accepter de partager leurs compétences et de mettre fin à la balkanisation actuelle du marché européen qui nous affaiblit face à nos concurrents. Certes, cela entrainera une perte de souveraineté nationale au bénéfice d’une souveraineté partagée, ce qui ne plaira pas à tous. Mais c’est tant mieux. Grâce à cet objectif clairement affiché, les masques tomberont.
Faut-il viser 2030, 2035 ? Cela peut paraître proche, mais, en même temps, au vu de l’évolution des menaces, et si chacun considère que c’est une priorité, il y a urgence à agir pour répondre aux attentes et aux préoccupations des citoyens européens.