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Penser l’avenir de l’Union européenne à la lumière de l’héritage de Jacques Delors

Discours prononcé le 1er juillet 2024, Assembleia da Republica (Parlement portugais), Lisbonne

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Lamy, P. « Penser l’avenir de l’Union européenne à la lumière de l’héritage de Jacques Delors », Blogpost, Institut Jacques Delors, décembre 2024


L’Agora Jacques Delors, organisée conjointement par l’Académie Notre Europe, la Scuola di Politiche et l’Academia Europea Leadership à Lisbonne, s’est tenue du 1er au 4 juillet 2024 à Lisbonne. Elle a rassemblé environ 130 jeunes venus de toute l’Europe pour dialoguer avec des décideurs et des experts sur les défis auxquels l’Union européenne est confrontée. Ce rendez-vous a aussi été l’occasion de rendre hommage à l’héritage de Jacques Delors, décédé en décembre 2023, en ouvrant une réflexion sur des sujets clés pour notre continent, parmi lesquels les défis géopolitiques et économiques à relever, les réformes politiques à engager, ou encore les transitions verte et numérique à mener. Au cours de l’événement, Pascal Lamy, coordinateur du réseau de think tanks Jacques Delors, a prononcé un discours liminaire incarnant pleinement l’esprit d’un tel forum de discussion. Il y propose une grille de réflexion et s’interroge sur l’avenir de l’Union européenne à la lumière de l’héritage indélébile de Jacques Delors.

Bonjour à toutes et à tous,

Jacques Delors serait immensément fier de vous voir tous ici aujourd’hui à Lisbonne, réunis en son honneur. C’est dans cet esprit que je souhaite rendre hommage à son héritage en posant une question essentielle : Comment la vision de Jacques Delors peut-elle éclairer notre réflexion sur l’avenir de l’Union européenne ? Un avenir qui repose désormais, non pas entre les mains de ma génération ni de la sienne, mais bel et bien entre les vôtres.

Pour y répondre, il convient d’abord de présenter les principes qui définissent l’héritage intellectuel et politique de Jacques Delors. Ensuite, nous pourrons analyser leur pertinence et leur portée dans le monde d’aujourd’hui, un monde profondément transformé depuis l’époque où il présidait la Commission européenne.

I. LA VISION DE JACQUES DELORS

Je commencerai par les deux axes majeurs qui sont au cœur de la pensée delorienne : sa conception du progrès et sa vision de la société. Pourquoi ces deux aspects ? Parce que, pour Jacques Delors, la politique a toujours consisté à faire progresser la société tout en la rendant plus juste – deux facettes indissociables d’un même idéal.

Le progrès selon Jacques Delors

Au centre de l’héritage intellectuel de Delors se trouve une notion clé : le progrès, qu’il associe inextricablement à l’amélioration continue de la dignité humaine. Au fil de sa carrière, Delors aura progressivement façonné sa vision du progrès autour de trois dimensions : la soutenabilité économique, sociale et environnementale.

Lorsqu’il arrive à Bruxelles, au début de l’année 1985, Jacques Delors incarne le social-démocrate classique. Pour lui, l’articulation entre soutenabilité économique et soutenabilité sociale est une évidence, la marque de fabrique de sa famille politique. Il défend l’idée qu’une économie robuste est nécessaire pour établir tout système de protection sociale efficace – rien de révolutionnaire.

Mais, dix ans plus tard, Delors quitte Bruxelles avec une pensée enrichie d’une troisième dimension : la soutenabilité environnementale. Cette évolution intellectuelle se manifeste particulièrement dans le Livre blanc de la Commission européenne de 1993, véritable document de référence du legs de Delors, qui met en évidence les liens étroits entre soutenabilité économique, sociale et environnementale, ouvrant ainsi la voie à une approche intégrée du progrès au niveau européen.

La société selon Jacques Delors

Jacques Delors envisageait une société axée sur l’individu. Un modèle organisé en cercles concentriques représentant les différents niveaux d’appartenance – la famille, la ville, la nation, la région, et enfin, la planète – avec, au centre de tout, la dignité humaine.

Pour Delors, le pouvoir, tout comme la société, devait être structuré. Loin d’être un anarchiste, il estimait plutôt que l’organisation du pouvoir devait reposer sur deux principes directeurs : la subsidiarité et la solidarité. La subsidiarité prévoit que l’autorité politique soit exercée au plus près de l’individu. Si certaines questions trouvent des solutions plus efficaces au niveau local, d’autres nécessitent une prise en charge à des échelons de gouvernance plus élevés. La solidarité, quant à elle, était selon Delors le chaînon indispensable pour assurer la cohésion entre les différentes sphères d’appartenance que je viens d’évoquer.

Ce modèle peut vous sembler simpliste, trop simpliste peut-être. Mais pour déterminer s’il reste valide aujourd’hui – et pour l’avenir –, il nous faut revenir aux fondamentaux. Alors, les concepts fondateurs de la pensée de Delors résistent-ils vraiment aux bouleversements qu’ont connus l’Europe et le monde depuis trente ans ?

Pour résumer, la réponse est oui. Je crois fermement que la vision de Jacques Delors reste pleinement d’actualité et doit continuer à nourrir notre propre réflexion. J’insisterai d’abord sur un aspect dont la pertinence reste encore incontestable aujourd’hui, avant de m’attarder ensuite sur deux divergences significatives par rapport à son époque.

II. RÉEXAMINER LA VISION DE DELORS POUR RELEVER LES DÉFIS ACTUELS

Réconcilier les trois piliers de la soutenabilité

L’élément le plus durable de la vision de Jacques Delors est sa conception d’une société centrée sur l’individu, couplée aux trois dimensions de la soutenabilité. La mise en œuvre ce modèle reste, à mes yeux, le principal défi pour l’Union européenne dans les années à venir.

Nous avons en effet appris, parfois à nos dépens, que l’interaction entre la soutenabilité économique, sociale et environnementale est primordiale pour l’avenir de l’Union. Cependant, nous nous heurtons toujours à la difficulté de concilier notre modèle d’économie sociale de marché – notre Soziale Marktwirtschaft – avec la transition verte. Alors, comment articuler efficacement ces trois forces motrices de notre société ?

Manifestement, nous n’avons pas encore trouvé la bonne approche. Il revient désormais à votre génération de concevoir les politiques et les investissements qui permettront de rééquilibrer ces dimensions clés.

Réinventer la solidarité

Aujourd’hui, si les concepts de subsidiarité et de solidarité restent d’actualité, la réalité de notre monde contemporain nous impose de repenser leur dynamique. Nous sommes, qu’on le veuille ou non, les spectateurs et destinataires passifs de forces et d’événements venus d’autres régions du monde, échappant à notre contrôle.

Dès lors, le monde qui se dessine est plus dangereux, en raison par exemple de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine. C’est un monde plus brutal, où la Russie a envahi l’Ukraine et où le Hamas et Israël se livrent à un violent conflit. C’est aussi un monde plus effrayant, alors que nous sommes confrontés à une crise environnementale sans précédent. Il ne s’agit pas ici de simples défis ; ce sont les défis de notre temps. Et rien de tout cela n’était au premier plan des préoccupations politiques il y a 30 ans.

Pour faire face à ces crises, l’Union européenne a besoin de plus de force, de plus de capacités, et surtout, de plus de leadership politique. Cela appelle, à mon avis, à un rééquilibrage entre subsidiarité et solidarité. La solidarité doit devenir la pierre angulaire de notre action dans tous les domaines, car seules une plus grande unité et intégration entre les pays européens nous permettront de relever les défis devant nous.

Tracer notre avenir

Si l’on se tourne maintenant vers le futur, je tiens à souligner un point important soulevé par le Vice-Président Šefčovič : les délibérations à venir sur le cadre financier pluriannuel (CFP), une autre réalisation emblématique de la présidence de Jacques Delors. Ces débats seront déterminants pour repenser l’équilibre entre solidarité et subsidiarité.

Quand Delors a pris la tête de la Commission européenne, les budgets étaient déterminés annuellement par les États membres, sans stratégie cohérente à moyen ou long terme. Pour lui, l’allocation de fonds publics devait absolument passer par un débat politique. Mais il concédait par ailleurs que des discussions annuelles manquaient de la profondeur et de la prévoyance nécessaires à une gestion efficace des ressources.

Je pense donc que Jacques Delors a eu raison d’instaurer un budget septennal pour l’UE. Pour autant, cette décision a aussi créé une situation où tout est remis en jeu simultanément lorsque le CFP arrive à échéance.

Alors que nous approchons de 2025 et 2026, quand la Commission présentera et défendra le prochain CFP, il est possible d’augurer un scénario où l’Europe ne se donne pas les moyens de ses ambitions. Reste à voir, et ce sera une des questions centrales lors des prochaines années, comment éviter que les attentes ne dépassent les ressources disponibles.

De fait, nous sommes aujourd’hui confrontés à des impératifs nouveaux qui imposent un accroissement de nos ressources : soutenir l’Ukraine, renforcer notre autonomie stratégique, financer la transition numérique, lutter contre le changement climatique et la perte de biodiversité, faciliter l’élargissement… Et ce n’est là qu’un échantillon de ma propre liste de souhaits, loin de résumer l’ampleur des enjeux européens à venir.

Conformément à la méthode Delors, ces négociations donneront lieu à un compromis entre les 27 États membres, chacun ayant une approche différente de la subsidiarité et de la solidarité. Mais si les divergences de points de vue entre des pays comme l’Espagne, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni étaient déjà notables dans les années 1990, elles se sont aujourd’hui largement accentuées, tout comme l’ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés.

Prenez donc le temps de vous interroger sur ce que cela implique, en reconnaissant que, jusqu’à présent, ces conversations n’ont pas occupé une place suffisante dans le débat public.

III. L’HÉRITAGE DE JACQUES DELORS FACE À LA CRISE DES VALEURS

Le deuxième grand écart par rapport à la vision de Jacques Delors pour l’UE se joue sur le terrain des valeurs. Pendant son mandat, Jacques Delors a fait valoir la spécificité des valeurs européennes par rapport à celles d’autres régions du monde et a mis un point d’honneur à garantir leur coexistence. Sa philosophie était simple : cultiver nos valeurs sans les imposer aux autres, et inversement.

Ce que Delors n’aurait pas pu prévoir, en revanche, c’est la remise en cause de ces valeurs au sein de l’Union européenne elle-même, un scénario au demeurant impensable dans les années 1990, à l’époque où il présidait la Commission. En effet, la vision de Delors reposait sur une conviction forte : l’élargissement du système démocratique et libéral européen à d’autres nations conduirait inévitablement à des progrès continus, sans risque de retour en arrière. Cette hypothèse, malheureusement, s’est révélée erronée.

Dans les échanges que j’ai eus avec lui dans les semaines précédant sa disparition, il se félicitait de l’engagement de l’Union en faveur du Pacte vert, de la protection des océans, et, d’une manière générale, de son rôle de leader mondial en matière de lutte contre réchauffement climatique – qu’il considérait comme une priorité absolue. Néanmoins, il était profondément troublé par la montée des extrêmes, et surtout de l’extrême droite. Delors a quitté ce monde avec le cœur partagé : une part de lui satisfaite des avancées réalisées, l’autre attristée par ces dérives inquiétantes.

CONCLUSION : UN APPEL À LA DÉPOLARISATION

Jacques Delors croyait profondément en la capacité humaine à parvenir à un consensus. Il était convaincu qu’avec les bonnes questions et un dialogue constructif, un accord était toujours à portée de main. Delors était, en somme, un homme résolument dépolarisant.

Dans le contexte actuel – et sans vouloir être trop influencé par ce qu’il se passe dans mon propre pays – je vous invite à vous demander comment Delors aurait abordé les crises que nous traversons. Pour ma part, je suis persuadé qu’il aurait cherché à analyser la situation afin de dégager des terrains d’entente.

Voici donc le défi que je vous lance aujourd’hui : inspirez-vous de Jacques Delors et de son héritage pour aider à réduire les clivages et surmonter les immenses épreuves qui attendent l’Union européenne.

À vous de jouer.

Merci pour votre attention.