Politique extérieure de l’Europe : ce qui ne va pas et ce qu’il faut changer

Le 18 novembre dernier, le quotidien Le Monde a publié un article présentant les importantes difficultés que rencontre l’ancienne première ministre estonienne Kaja Kallas, pour exercer ses fonctions de Haute représentante de l’Union Européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et impulser une politique qui permette à l’Europe de peser sur la scène géopolitique mondiale à hauteur de sa taille démographique et économique. Au-delà des erreurs que Kaja Kallas a pu commettre au cours de sa première année de mandat, elle est surtout victime d’un contexte institutionnel qui (dys)fonctionne gravement.
Pas de compétence pour la Commission Européenne en matière de politique étrangère
Tout d’abord, selon les Traités, la politique extérieure et de sécurité reste une prérogative exclusive des Etats membres, l’Union n’étant appelée qu’à jouer un rôle de coordination entre eux. C’est la raison pour laquelle c’est un domaine où le Conseil a théoriquement la prééminence au sein des institutions Européennes. Selon les Traités, la Commission Européenne n’a en particulier aucune compétence en la matière.
C’est aussi la raison pour laquelle le traité de Lisbonne a créé un poste de Haut Représentant doté d’un statut très particulier. Nommé en même temps que le ou la Présidente de la Commission, il ou elle fait partie du Conseil de l’Union et préside à ce titre en permanence les Conseils des ministres des affaires étrangères, de la défense et de l’aide au développement. Selon le Traité, il ou elle devrait également présider le Conseil du commerce extérieur mais cette présidence lui a été retirée il y a quelques années pour préserver le pré carré de la Commission et de sa DG Commerce. Dans les autres domaines d’action de l’Union ce sont les ministres des Etats membres qui assurent la présidence tournante de l’Union qui président à tour de rôle les conseils des ministres.
Mais le ou la Haut.e Représentant.e est aussi en même temps Commissaire et Vice-Président.e de la Commission pour, en théorie du moins, assurer l’indispensable coordination entre la politique extérieure et de sécurité définie par les Etats au sein du Conseil et l’action des Commissaires et des Directions Générales qui ont un impact direct sur ces dossiers comme la DG Commerce ou celles qui s’occupent de l’élargissement, de la Méditerranée ou encore de l’aide au développement. Pour marquer ce statut particulier au sein des institutions européennes, il dirige aussi une administration à part, le Service Européen de l’Action Extérieure (SEAE), qui n’appartient ni au Conseil ni à la Commission.
Une architecture institutionnelle dysfonctionnelle
Cette architecture institutionnelle, mise en place en 2010 suite au Traité de Lisbonne, s’est révélée cependant dysfonctionnelle à plusieurs niveaux. Et cela, dans un contexte où, du fait des menaces géopolitiques qui s’accumulent, la politique extérieure et de sécurité est devenue cruciale pour la survie d’une Europe qui devrait être capable de répondre en temps réel à ces menaces.
Le premier niveau de dysfonctionnement, et le plus connu, concerne la règle de l’unanimité : la politique extérieure et de sécurité commune est en effet un des rares domaines où celle-ci continue de s’imposer au sein de l’Union. Cela permet à un pays comme la Hongrie par exemple de bloquer seul pendant des semaines, voire des mois, les décisions les plus urgentes à prendre pour pouvoir faire face à des menaces existentielles pour l’Union comme celles liées à la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine.
S’agissant de sujets qui sont au cœur de la souveraineté des Etats membres, il n’est cependant pas évident de considérer qu’il suffirait de s’aligner dans ce domaine sur le vote à la majorité qualifiée qui s’applique désormais à la plupart des autres domaines d’action à l’échelle européenne. On pourrait cependant imaginer un mécanisme de majorité superqualifiée plus restrictif voir simplement d’unanimité moins un ou deux membres sur ces sujets. Cela résoudrait déjà un nombre significatif de difficultés.
La question de l’unanimité
Par ailleurs si l’unanimité s’impose pour l’instant sur ces sujets en l’état des traités au niveau du Conseil Européen, rassemblant les chefs d’Etat et de gouvernements, l’article 31 du Traité sur l’Union Européenne ouvre déjà des possibilités importantes pour utiliser le vote à la majorité qualifiée au niveau du Conseil de l’Union Européenne, rassemblant les ministres des affaires étrangères ou de la défense, dans la mise en œuvre des décisions prises au Conseil Européen. Or ces possibilités n’ont encore jamais été utilisées pour l’instant. A Traité constant, il y aurait déjà là de quoi faire évoluer significativement la pratique de l’Union en la matière.
Mais l’autre difficulté, et en pratique souvent la plus handicapante, concerne la coordination entre le Haut Représentant ou la Haute Représentante, la Présidence de la Commission et les différents secteurs de la Commission impliqués dans la politique extérieure de l’Union. Si le Haut Représentant dispose d’une administration spécialisée, celle-ci, constituée principalement du personnel des ambassades de l’Union dans le monde, n’a en pratique la main que sur un budget très limité et sa capacité d’action réelle dépend très lourdement des différents services de la Commission dans la plupart des domaines.
C’est pour pouvoir orienter l’action de la Commission sur ce plan que le Traité a prévu que le ou la Haut.e Représentant.e soit automatiquement Vice-Président.e de la Commission. C’est en tout cas ainsi que les rédacteurs des Traités avaient conçu les choses. Mais Kaja Kallas se heurte aujourd’hui manifestement à la même difficulté que Josep Borrell avant elle sur ce plan : la centralisation de toutes les décisions au niveau de la présidente Ursula von der Leyen et de son cabinet prive en pratique ses vice-présidents et vice-présidentes des fonctions de coordination sectorielle que prévoient les Traités et que nécessiterait pourtant clairement une Commission de 27 membres et bientôt 30 et plus.
La concentration des pouvoirs par la présidence de la Commission conduit à faire des erreurs
Sous le mandat précédent, le dossier de Gaza, central pour la politique extérieure de l’Union, avait été une illustration caricaturale de ce genre de dysfonctionnement. Le Commissaire en charge de la région au sein de la Commission était le hongrois Oliver Varhelyi, très pro Netanyahu, titulaire du portefeuille du voisinage. Loin d’accepter de se coordonner avec le Haut Représentant Borrell, il prenait systématiquement des initiatives visant à priver les Palestiniens du soutien européen contrant ainsi la politique du HRVP qui essayait d’amener le gouvernement israélien à respecter le droit international. Et il a bénéficié pour ce faire du soutien constant de la présidence de la Commission. Ce dysfonctionnement majeur a eu un effet très négatif sur l’image de l’Union dans le monde.
Cette centralisation octroie de fait un rôle central à la Commission en matière de politique étrangère bien que les Traités n’en prévoient pas. Elle peut certes donner de loin l’impression d’une certaine efficacité : l’Union Européenne a enfin un visage et un numéro de téléphone uniques. Mais elle freine et paralyse en réalité l’action de l’Union et l’amène à commettre des erreurs lourdes de conséquences pour les Européens comme lors de la visite de la présidente à Jérusalem en octobre 2023, avec les accords très contestables passés en force avec la Tunisie ou l’Égypte ou encore avec certaines initiatives mal préparées sur le terrain de la defense. La politique extérieure et de sécurité européenne nécessite à la fois un travail intense de coordination avec les Etats membres et un suivi constant des relations avec les principaux acteurs mondiaux, qui ne se résument pas qu’au seul président des Etats Unis et à son administration. C’est un vrai travail à plein temps.
Revenir sur l’unanimité et renforcer le rôle du ou de la HR/VP
Si on veut doter l’Union Européenne d’une politique extérieure et de sécurité digne de ce nom, il faut donc d’une part lever le verrou de l’unanimité au niveau des Etats membres et d’autre part doter le Haut Représentant ou la Haute Représentante d’un rôle hiérarchique clair, notamment sur le plan budgétaire, vis à vis des Commissaires et des Directions Générales impliquées principalement dans l’action extérieure et la politique de sécurité de l’Union. Cela peut impliquer parallèlement de réinsérer le SEAE au sein des services de la Commission dans la mesure où son statut hybride actuel l’isole et limite en réalité sa capacité d’action.



