Blog post

Pour une européanisation du nerf de la guerre

| 29/01/2025

Citer cette publication

de Cordoue, B. « Pour une européanisation du nerf de la guerre », Blogpost, Institut Jacques Delors, janvier 2025


S’il est un point qui fait actuellement consensus dans toutes les déclarations et conférences concernant la défense européenne, c’est bien l’indispensable augmentation des budgets consacrés aux forces armées et à leur équipement. Rares sont les responsables politiques qui n’incluent pas dans leurs interventions sur la situation sécuritaire en Europe un couplet sur l’impératif d’accroître les dépenses militaires

Dans son nouveau rôle de secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte reprenait ce mantra dans son premier discours le 12 décembre à Bruxelles (‘‘To prevent war, NATO must spend more !’’). Et le Président du Conseil Européen Antonio Costa vient de convier les chefs d’Etat et de gouvernement à un sommet le 3 février dédié à la défense avec un agenda qui place la question budgétaire au centre (‘‘Do we agree to spend more and better together?’’).

Les industriels de défense font naturellement chorus avec cet objectif. Confirmant le « Nervi belli pecunia » de Cicéron, personne ne conteste ce lien entre l’investissement de défense et la capacité à se protéger efficacement d’agressions extérieures. Cette équation est d’autant plus fondée qu’elle reflète au passage la mobilisation des citoyens qui acceptent d’affecter une part plus importante de leurs impôts à leur sécurité. Nous ne rejoindrons donc pas Machiavel, même si ce dernier n’avait sans doute pas tout à fait tort de considérer que le nerf de la guerre n’était pas l’argent, mais les bons soldats…

Cinq observations s’imposent néanmoins:

  1. Pour produire leur impact militaire, les crédits doivent être dépensés à bon escient. Sans remonter jusqu’à la ligne Maginot, ni les citer, on connaît des programmes d’armement dispendieux qui n’ont pas produit l’effet militaire pour lequel ils avaient été conçus…
  2. Le temps de latence entre la décision d’investir et la production des matériels attendus peut être important, notamment lorsqu’il s’agit de matériels lourds et technologiquement avancés. Il faut en général plusieurs années, parfois plus de dix, avant que l’industrie ne soit en mesure de livrer les équipements commandés. On voit par exemple comment l’annonce « Zeitenwende » à 100 milliards d’Euros du Chancelier Scholz en février 2022 tarde à produire ses effets.
  3. À l’inverse, et l’armée ukrainienne en donne, par nécessité, des exemples plutôt convaincants, il arrive que des solutions moins onéreuses et plus rapidement disponibles se révèlent militairement performantes. L’irruption du digital et de l’IA dans la défense peut contribuer à favoriser ces options moins budgétivores.
  4. On l’oublie souvent mais les crédits de défense, et en particulier ceux d’équipement, ne sont consommés qu’au terme d’un processus complexe de planification et de négociation aboutissant à des contrats. La charge de travail étant grosso modo proportionnelle à la masse budgétaire à traiter, cette gestion administrative représente bien souvent un goulot d’étranglement, notamment dans les pays qui ne disposent pas d’un service d’acquisition étoffé et compétent. Et il est alors tentant d’acheter, par le truchement du mécanisme « Foreign Military Sales » américain, des matériels sur étagères dont les prix ont été déjà négociés par le Pentagone…
  5. Enfin – faut-il le rappeler ? – dans le contexte actuel, l’argent manque. La capacité des Etats membres de l’Union Européenne à accroître leurs budgets militaires nationaux reste limitée du fait de leur endettement, de la conjoncture économique et d’opinions au final modérément acquises à cette cause.

La proclamation politique d’un passage à l’économie de guerre n’efface en rien ces obstacles. Considérant la part finalement faible de l’effort de défense dans l’économie, elle ne correspond pas à la réalité. Et elle ne remet pas en cause les exigences de rentabilité d’entreprises dont l’arsenalisation n’est pas à l’ordre du jour.

On voit par conséquent que le « dépenser plus » ne suffit pas à répondre au défi d’un appareil militaire plus performant, et qu’il doit aller de pair avec un « dépenser mieux » et un « dépenser ensemble » comme le répètent les responsables des institutions européennes en charge de ces questions. Un rapport récent et très documenté du Service de recherche du Parlement Européen met par exemple à nouveau en évidence le « coût de la non-Europe » en matière de défense, estimant à 11 milliards d’Euros par an le manque-à-gagner dans le seul domaine des équipements. Duplications, absence de concurrence, achats non coordonnés hors de l’UE, carences administratives, en sont les principales causes identifiées.

Dans ces conditions, il convient d’examiner en quoi l’intervention budgétaire de l’UE dans ce secteur peut contribuer au « dépenser mieux » :

Au-delà du conflit en Ukraine, c’est déjà avec cet objectif qu’ont été lancés les principaux programmes communautaires touchant à l’industrie de défense, qu’il s’agisse du Fond européen de défense ou, depuis 2023, des programmes ASAP, EDIRPA et EDIP. Chacune de ces initiatives vise à encourager la coopération interétatique dans les domaines de la R&D, de la production et des acquisitions.

La question va maintenant se poser de savoir si et dans quelle proportion la ligne budgétaire consacrée à la défense dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE (2028-2034) sera augmentée. On rappelle que, sur la période 2021-2027, l’enveloppe totale s’établit aujourd’hui à environ 10 milliards d’Euros.

Des objectifs ambitieux ont été affichés: le Commissaire européen en charge, Andrius Kubilius, a repris le chiffre de 100 milliards d’Euros déjà lancé par son prédécesseur Thierry Breton… Laissons la négociation se dérouler entre les Etats membres: on peut prédire sans risque qu’elle aboutira à un chiffre compris entre 10 et 100 milliards. Mais les cinq contraintes rappelées plus haut s’applique bien sûr aussi au budget européen, en particulier en ce qui concerne la limitation des ressources humaines et financières disponibles pour assumer un montant élevé.

Dès lors, le vrai débat est celui du bon curseur à trouver entre budgets nationaux et européens. Car en dépit des objurgations de certains à ne pas réduire les crédits nationaux pour les transférer à l’UE, on ne peut pas occulter le fait que cette dernière est financée par les contributions de ses États membres. Sans aller jusqu’à parler de vases communicants, il est donc pertinent de mesurer l’effort global de défense des pays de l’UE en agrégeant budgets nationaux et communautaires.

Il n’est d’abord pas inutile de rappeler que l’augmentation des budgets nationaux n’incite pas particulièrement à la coopération ou aux mutualisations, puisqu’elle offre davantage de marge de manoeuvre pour privilégier les solutions nationales…

À l’inverse, les crédits UE imposent par construction la coopération entre États en les obligeant, ainsi que les entreprises, à nouer des partenariats. En canalisant une partie de l’effort de défense des États dans un tuyau commun pour financer des actions conjointement agréées et réalisées en coopération, ils contribuent à défragmenter la demande et le marché UE des matériels de défense, avec des retombées positives pour leurs coûts, leur interopérabilité et la consolidation de l’industrie. Difficile donc de contester que, affectés à des objectifs partagés et bénéficiant aux entreprises européennes, les financement communautaires peuvent avoir un impact significatif en faveur du « dépenser mieux ».

Il y a là un vrai choix politique. Pour faire simple: comment trouver le bon équilibre entre les 100 Milliards de Scholz et ceux de Breton ou Kubilius ? Ou autrement dit : quelle place réserver à l’UE dans le nécessaire accroissement des dépenses militaires européennes réclamés par tous (notamment sous la pression américaine à l’OTAN…) ?

C’est un thème central qui devra être débattu au Conseil Européen du 3 février, puis faire l’objet de propositions dans le Livre Blanc sur la défense que prépare la Commission. La réponse sera l’indiscutable indicateur d’une volonté partagée des Européens de faire passer la défense européenne à une vitesse supérieure.