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30/09/25

Prêt de réparations à l’Ukraine: la fin du droit de veto en matière de politique extérieure et de sécurité?

Le 1er octobre à Copenhague, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union vont discuter en particulier de la proposition annoncée par Ursula von der Leyen le 9 septembre dernier au cours de son discours sur l’état de l’Union d’attribuer à l’Ukraine un « prêt de réparations » à hauteur de 140 milliards d’euros. Pour contourner le veto hongrois, les modalités de ce prêt pourraient être décidées à la majorité qualifiée au sein du Conseil de l’Union, marquant ainsi un tournant majeur pour la politique extérieure et de sécurité commune, largement paralysée jusqu’ici par la règle de l’unanimité.

Ce prêt devrait être gagé sur les quelques 185 milliards d’euros d’avoirs russes saisis et bloqués chez Euroclear à Bruxelles, l’organisme de compensation européen. Ce serait un moyen d’utiliser en pratique ces fonds sans pour autant s’en emparer directement. Beaucoup de gouvernements européens craignent en effet qu’une expropriation pure et simple ne pénalise l’euro et son attractivité en tant que monnaie de réserve vis-à-vis des Etats extra-européens. Ce prêt ne devrait être remboursé ensuite par l’Ukraine que lorsque la Russie lui aurait versé des réparations. Cet argent servirait à financer l’effort de guerre ukrainien ainsi que d’autres besoins budgétaires le cas échéant.

Doubler l’aide européenne sans solliciter les contribuables européens

Un tel prêt présenterait évidemment l’énorme avantage de permettre à l’UE d’apporter un soutien supplémentaire très substantiel à l’Ukraine, doublant quasiment l’aide apportée depuis 2022 par les Européens (167 milliards d’euros selon l’Institut de Kiel), sans pour autant peser d’un seul centime sur les budgets soumis à rude épreuve de l’Union et de ses Etats membres. Et cela à un moment où aucune aide financière américaine ne parvient plus à l’Ukraine depuis de longs mois déjà et où aucune perspective de déblocage n’existe de ce côté là dans un avenir prévisible.

Mais, comme d’habitude cette décision devrait se heurter au veto du premier ministre hongrois Viktor Orban, qui depuis presque quatre ans maintenant bloque systématiquement toute forme de soutien européen à l’Ukraine. Il finit cependant le plus souvent par céder au bout de longues tractations qui se soldent immanquablement par des concessions coûteuses pour l’Union. Il est parvenu toutefois à bloquer totalement l’utilisation de la Facilité Européenne de Paix pour apporter en commun une aide militaire à l’Ukraine. Six milliards d’euros étaient prévus à cet effet qui n’ont pas pu être déboursés depuis plus d’un an. Il n’existe plus aujourd’hui dans le domaine militaire que des aides nationales bilatérales.

Comment contourner le veto de Viktor Orban ?

Comment dans ces conditions éviter que Viktor Orban, aidé éventuellement par son compère slovaque Robert Fico, ne fasse de nouveau perdre de précieux mois à l’Union Européenne pour mettre en œuvre ce projet essentiel pour l’Ukraine comme pour l’Europe, voire parvienne à le faire capoter entièrement ?

L’article 7 du Traité sur l’Union Européenne prévoit la possibilité de priver un État membre de l’Union de son droit de vote au Conseil « en cas de violation grave et persistante par [cet] État membre des valeurs visées à l’article 2 [du Traité de l’UE] ». Mais ce constat doit lui-même être établi à l’unanimité et beaucoup d’États membres hésitent à utiliser cette « arme nucléaire«. Serait-il envisageable d’enclencher avec plus de chances de succès un tel processus non plus sur la base du non respect de la démocratie et de l’état de droit comme envisagé jusqu’ici mais sur la base d’une rupture de solidarité en matière géopolitique, d’une accusation d’intelligence avec l’ennemi en quelque sorte ? C’est ce que suggéraient récemment nos collègues du Centre Jacques Delors de Berlin.

Ce n’est toutefois pas le seul moyen envisageable pour contourner le blocage non seulement de la Hongrie mais aussi d’une petite minorité d’États membres si d’autres la rejoignait. La politique étrangère et de sécurité commune fait certes partie des rares domaines où la règle de l’unanimité continue de s’appliquer selon le Traité sur l’Union Européenne. Mais au titre 5 de ce Traité qui définit cette politique, l’article 31 stipule que « par dérogation au paragraphe 1 [qui prévoit le vote à l’unanimité], le Conseil statue à la majorité qualifiée :

  • Lorsqu’il adopte une décision qui définit une action ou une position de l’Union sur la base d’une décision du Conseil Européen portant sur les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union, visée à l’article 22, paragraphe 1 [ce qui signifie en matière de politique étrangère et de sécurité]
  • Lorsqu’il adopte une décision qui définit une action ou une position de l’Union sur proposition du Haut Représentant de l’Union pour les Affaires Extérieures et la politique de sécurité présentée à la suite d’une demande spécifique que le Conseil européen lui a adressée de sa propre initiative ou à l’initiative du Haut Représentant.
  • Lorsqu’il adopte toute décision mettant en œuvre une décision qui définit une action ou une position de l’Union. »

On peut utiliser le vote à la majorité qualifiée

Et, selon Politico, c’est à cette disposition que les Européens pourraient recourir dans le cas du « prêt de réparations » pour contourner le veto hongrois. En s’appuyant sur les décisions déjà prises antérieurement par le Conseil concernant les avoirs russes gelés, on considèrerait que les textes juridiques mettant en place ce prêt ne sont que des modalités d’application de ces décisions qui peuvent donc être approuvées à la majorité qualifiée.

Cela fait longtemps que cet article du Traité est connu et cette éventualité discutée au sein des instances européennes mais jusqu’ici personne n’avait osé l’utiliser. Les Etats membres craignaient en effet de perdre leur propre capacité de veto à l’avenir dans la mesure où les possibilités ouvertes par l’article 31 pour se passer de l’unanimité sont en pratique très larges si on commence à s’en servir. Ils redoutent également d’engorger le Conseil Européen en y reportant le débat sur le détail de chaque mesure si celui-ci devient le seul endroit où le droit de veto continue à s’exercer.

Une révolution sans modifier le Traité

Pour autant, dans un contexte où les menaces qui pèsent sur l’Union sont considérables et où le double jeu de quelques États membres aide beaucoup nos ennemis à affaiblir l’UE, il est plus que temps de doter l’Union d’une véritable capacité d’agir en matière de politique étrangère et de sécurité en réduisant le champ où la règle de l’unanimité s’applique.

Si c’est bien la procédure suivie finalement pour décider de ce « prêt de réparations » et si cette procédure résiste aux contestations qui ne manqueront pas d’être portées devant la Cour de Justice, on aura assisté à une révolution copernicienne en matière de politique étrangère et de sécurité commune. Si cette procédure est ensuite généralisée comme le permet l’article 31 du Traité, elle contribuerait à donner (enfin) l’agilité indispensable à l’Union Européenne dans ce domaine essentiel pour sa survie sans qu’on ait eu besoin de modifier le Traité.