Rapport 126
Primauté du droit européen.
UNE FAUSSE QUERELLE JURIDIQUE, UN NON PROBLÈME POLITIQUE
Étude du Professeur Ziller,
Introduction par des membres de l’Observatoire politique du Parlement européen de l’Institut Jacques Delors
La présente introduction à la note ci-jointe est issue d’un échange entre Pervenche Berès, Jean-Louis Bourlanges, Alain Lamassoure, Pascal Lamy, Sébastien Maillard et Christine Verger, membres de l’Observatoire politique du Parlement européen de l’Institut Jacques Delors.
La remise en cause par le tribunal constitutionnel polonais de la primauté du droit européen a reçu de plusieurs élus politiques français un soutien inquiétant. Alors que la cour constitutionnelle hongroise pourrait à son tour emboîter le pas à la Pologne, il convient de rappeler les fondements juridiques de cette primauté et de mesurer la portée politique du débat soulevé.
Dans son explication juridique ci-après, le professeur Ziller, sollicité par notre Institut, remonte à l’origine de cette primauté. Elle découle directement de l’obligation des États de respecter les traités qu’ils ont conclus. Ce principe ancien est au fondement de tout le droit international, selon le vieux principe énoncé dans l’adage « pacta sunt servanda » – tout traité doit être intégralement honoré. Ce principe est repris dans toutes les constitutions européennes, comme le fait l’article 55 de notre constitution en France. L’application de ce principe au droit communautaire a été établie depuis 1964 par une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’UE.
Cette primauté vaut pour les traités européens comme pour la Charte européenne des droits fondamentaux et pour tout le droit de l’Union, jugements de la Cour compris. Primauté n’est pas pour autant à confondre avec suprématie, propre à un système fédéral. Le droit européen, créé sur la base des traités et applicable dans chaque pays, prime sur les lois nationales. Mais cette primauté ne fait pas obstacle à la souveraineté des États qui, à la différence par exemple des États américains à l’époque de Lincoln, ont le droit de dénoncer les traités européens et de faire sécession par rapport à l’Union européenne (Brexit). En cas de différend entre une norme européenne et une disposition constitutionnelle nationale, le conflit ne peut se résoudre que par la révision de la norme constitutionnelle ou la modification éventuelle des traités ou de la jurisprudence européenne.
Depuis le premier jour, le problème a été soulevé et réglé a priori avant chaque nouveau traité européen : en cas de contradiction entre le projet de traité et la constitution nationale, celle-ci doit être modifiée. La France l’a fait en 1992 pour le transfert de la compétence monétaire à l’Union. Cette saine pratique limite considérablement les risques ultérieurs de conflit entre droit européen et constitutions nationales. Si, malgré cela, un différend apparaît ultérieurement, le dialogue est ouvert : les cours suprêmes peuvent échanger entre elles ainsi que les gouvernements. En attendant, le droit européen prévaut, jusqu’à une éventuelle révision des traités ou un changement de la jurisprudence européenne sur ce différend.
La primauté européenne n’empêche pas non plus un État d’invoquer son « identité constitutionnelle ». Mais c’est le rôle de la Cour européenne de Justice d’apprécier l’opposabilité de cette identité au regard des principes et règles des traités européens, en dialogue avec les juridictions nationales. Si chaque cour constitutionnelle nationale se considérait comme juge ultime de cette identité, nous nous retrouverions très exactement dans une Europe à la carte, contre laquelle la France s’est toujours battue.
Pour les citoyens, la meilleure comparaison est celle du contrat de droit civil. Si, locataire, je suis en désaccord avec mon propriétaire, c’est à un médiateur ou à un juge, choisis à l’avance, de régler le différend. Le traité est le contrat de la famille européenne, et le juge choisi à l’unanimité par tous les membres est la Cour de Justice de l’Union.
Enfin, cette primauté du droit s’articule parfaitement avec le principe de subsidiarité, en vertu duquel l’UE intervient seulement lorsqu’un objectif ne peut être atteint de manière suffisante par les États membres mais peut l’être mieux au niveau de l’Union. La Cour de Luxembourg ne manque pas de sanctionner les textes européens qui méconnaissent ce principe.
Ces rappels juridiques fondamentaux permettent de mesurer l’enjeu du débat politique qui fait fi de ces principes. À l’approche de la présidentielle française, plusieurs candidats à cette élection proposent un « bouclier constitutionnel » ou un moratoire juridique pour faire échapper la France aux décisions communautaires qui leur déplairaient, en inventant une primauté nationale sur un droit européen, qui est à la fois dépeint comme étranger et échappant aux principes du droit international.
Pays fondateur, moteur reconnu de toutes les avancées européennes, la France se décrédibiliserait si elle mettait en doute sa signature apposée sur les traités européens, qui ont tous été ratifiés par son parlement ou par son peuple. Ce débat politique joue donc avec le feu de notre réputation en Europe et dans le monde, y compris à l’égard des marchés financiers vis-à-vis desquels le niveau de notre dette publique nous rend si vulnérables. Les huit présidents qui se sont succédés depuis le début de la Ve République ont pu avoir des visions différentes de l’Europe, mais tous y ont voulu la France exemplaire.
Respecter la primauté européenne n’enfreint nullement la souveraineté. L’UE est issue de la volonté de ses parties contractantes. Par essence, elle ne dispose pas de « la compétence de sa compétence », selon la définition première de la souveraineté inspirée aux juristes allemands par Jean Bodin. Les institutions européennes préfèrent invoquer une « autonomie stratégique » ou une « capacité d’agir ». Derrière ces formules aux diverses fortunes, l’idée est bien de recourir aux leviers normatifs et financiers, à disposition des Vingt-Sept, et de créer les nouveaux instruments à même de donner à l’UE les moyens de s’affirmer comme puissance. La primauté du droit européen et, son corollaire, l’autorité de la Cour de justice de l’Union, sont gages de confiance entre les Vingt-Sept. Elles cimentent leur unité, à faire valoir au reste du monde. Cette primauté assure la cohérence indispensable au fonctionnement du marché intérieur, qui fait la force première des Européens dans leurs rapports avec les autres puissances.
Sachons voir que si la primauté du droit européen n’était pas reconnue, celui-ci succomberait purement et simplement, chacune des parties prenantes s’estimant autorisée à l’interpréter à sa guise, voire à s’en affranchir. Cessons donc toute inutile querelle sur la primauté du droit européen. Respecter cette primauté, c’est tout simplement permettre à l’Union européenne d’exister.