Policy Paper 268

METTRE LA CHARRUE AVANT LES BŒUFS ?

PERSPECTIVES SUR UN MARCHÉ DU CARBONE EUROPÉEN COUVRANT LES BÂTIMENTS RÉSIDENTIELS

L’autrice souhaite remercier Thomas Pellerin-Carlin, Phuc-Vinh Ngyuen, Marie Delair, Sébastien Maillard pour leur préciseuses remarques.

Résumé ▪

Pour réaliser le Pacte vert pour l’Europe, les émissions des bâtiments doivent décroitre de 60% d’ici 2030, et atteindre la neutralité climatique d’ici la fin des années 2040. Ces objectifs peuvent être atteints avec les technologiques et techniques existantes. Les principaux obstacles à une rénovation massive des bâtiments sont : l’absence d’une stratégique claire de décarbonation, la faiblesse du cadre réglementaire, le montant élevé des coûts d’investissements initiaux et l’accès aux financements.

Afin de déclencher la Vague de rénovations qu’elle appelle de ses vœux, la Commission européenne souhaite renforcer la règlementation européenne existante relative aux bâtiments dans le cadre du paquet législatif énergie-climat « Fit for 55 » (« prêt pour les 55% »). Dans ce cadre, elle a également proposé le 14 juillet 2021 un nouvel instrument : un Système européen d’échanges de quotas d’émissions (SEQE-UE) sur le secteur du bâtiment (et du transport routier). Ce marché du carbone fixerait un prix carbone européen sur les combustibles de chauffage (et les carburants). Mais appliquer le principe du pollueur-payeur aux bâtiments pourrait soulever davantage de questions qu’il n’en résout.

La majorité des bâtiments de l’UE sont des logements. Les foyers seraient donc les premiers touchés. En raison d’importants obstacles non liés au prix, le prix du carbone devrait être très élevé (150 à 250 €/tCO2) pour déclencher des rénovations. Pour éviter un prix élevé et des conséquences sociales trop importantes, un mécanisme de contrôle des prix pourrait être introduit. Avec tel mécanisme, le prix carbone resterait un outil complémentaire aux politiques règlementaires. De plus, pour favoriser l’acceptabilité sociale, 100% des recettes devraient être redistribuées aux ménages sous forme de compensation sociale et d’investissements écologiques. Cependant, ces solutions n’atténueront jamais toutes les conséquences du prix carbone. La répartition de cette charge est un choix politique qui devrait faire l’objet d’un débat transparent et inclusif.

S’il s’agit de financer une transition énergétique des bâtiments juste sur le plan social, il existe des sources de financement alternatives, notamment via les recettes issues du renforcement de l’actuel marché du carbone. S’il s’agit de rééquilibrer la fiscalité sur les combustibles de chauffage, entre ceux déjà couverts par le marché du carbone actuel (électricité et réseaux de chaleur) et les autres (comme le gaz), une réforme de la directive sur la taxation de l’énergie pourrait jouer un rôle similaire, tout en en garantissant une meilleure prévisibilité des prix. Enfin, en l’absence de problème transfrontalier, un prix carbone européen sur le bâtiment n’est pas nécessaire : quel foyer déménagerait dans un autre État membre juste pour bénéficier d’un chauffage à meilleur prix ? Dans tous les cas, les principes de justice sociale et de cohérence devraient guider la mise en place d’un prix carbone. La suppression des subventions aux énergies fossiles contribue également à la création d’un environnement favorable aux options bas-carbone.

La mise en place d’un nouveau marché du carbone européen sur le bâtiment est une politique risquée aux gains limités. Elle impliquerait un travail administratif et politique considérable, détournant nos efforts d’outils de décarbonation plus efficaces. Compte tenu des potentiels impacts distributifs et des défaillances de marché, d’autres instruments tels que les subventions et les normes de performance pourraient être plus efficaces pour réaliser une transition des bâtiments rapide et socialement juste. Enfin, l’UE prendrait un risque politique majeur en introduisant une mesure européen dont le succès reposera en définitive sur les politiques nationales. Les Etats-membres devront à la fois proposer des mécanismes de compensation sociale équitables, et mettre en œuvre des politiques de rénovation ambitieuses qui font actuellement défaut. Dans ce contexte, le risque est réel que les foyers les plus modestes paient le prix fort. Nul besoin de se précipiter pour instaurer un marché du carbone européen sur le bâtiment. Il manque une consultation approfondie au niveau européen (pour ne pas dire national et local) sur une politique potentiellement très régressive sur le plan social, qui implique donc un engagement important de toutes les parties prenantes.

Ce Policy Paper fait les recommandations suivantes :

  1. La Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE devraient privilégier les politiques réglementaires et de soutien en établissant :
    • un cadre réglementaire ambitieux en ligne avec l’objectif de neutralité climatique, avec une augmentation progressive des normes relatives aux enveloppes des bâtiments et aux systèmes de chauffage ;
    • un Fonds européen de rénovation financé par des recettes supplémentaires de l’actuel marché du carbone de l’UE, en investissant dans la rénovation performante des logements des familles en situation de précarité énergétique. Ce Fonds pourrait être au cœur du Fonds social pour le climat envisagé par la Commission européenne.
  2. La Commission européenne et/ou le Parlement européen devraient engager un débat public multi-niveaux, dans toute l’UE, sur la tarification du carbone applicable au chauffage et à la répartition des coûts de la transition, qui pourrait être à l’ordre du jour de la Conférence sur l’avenir de l’Union européenne. En outre, une Convention citoyenne pour le climat pourrait alimenter le débat sur la mise en place, ou non, d’un marché carbone sur le bâtiment et, le cas échéant, sous quelle configuration et avec quelles politiques d’accompagnement.
  3. Si le Parlement européen et le Conseil de l’UE choisissent d’adopter le marché du carbone sur le bâtiment proposé par la Commission européenne, ils devraient s’assurer qu’un mécanisme de contrôle des prix puisse maintenir les quotas à des prix très faibles, au moins jusqu’à ce que les bâtiments les moins performants occupés par des foyers à faibles revenus soient rénovés et que les obstacles majeurs aux investissements soient supprimés. 100% de ces recettes devraient être utilisées pour dédommager les personnes les plus touchées d’une part, et d’autre part pour financer la rénovation performante des logements, avec un accent sur les Européens en situation de précarité énergétique. Une attention particulière devrait être accordée à la cohérence des réformes énergétiques afin de favoriser l’acceptabilité sociale.