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Réflexions pour un temps suspendu

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Gnesotto, N. « Réflexions pour un temps suspendu », Blogpost, Institut Jacques Delors, Septembre 2024


Curieusement, bien que les raisons en soient totalement différentes, trois des grands acteurs mondiaux se trouvent en situation de latence politique : les États-Unis, la France, l’Union européenne. En France, un gouvernement démissionnaire a expédié les affaires courantes pendant 51 jours, un record sous la 5e république, et il faudra sans doute du temps avant que le nouveau gouvernement de Michel Barnier se mette en ordre de marche. Aux USA, le président Joe Biden est toujours théoriquement en exercice, mais son état de santé l’ayant contraint à démissionner comme candidat à la prochaine présidence, la réalité de son pouvoir et de son leadership jusqu’en janvier 2025 apparait bien irréelle. En Europe enfin, la Commission sortante expédie également les affaires courantes jusqu’en décembre, en attendant que le nouveau Parlement élu en juin dernier valide la prochaine équipe et le programme politique d’Ursula Von der Leyen. De mémoire démocratique, jamais mois d’août fut si peu ou si légèrement gouverné ! Or cette situation étrange ne semble gêner personne : les affaires continuent de tourner, les bourses de prospérer, les guerres de s’acharner, dans une indifférence collective, paisible et même agréable. Du sursis donc avant le retour du fracas réel.

Pour la France, moins puissante que naguère, les effets de cette carence du pouvoir sont relativement mineurs. Pour les USA, toujours leaders du monde, la puissance tient lieu de gouvernance, avec ou sans président valide. Pour l’Union européenne, cet entre-deux du pouvoir est une aubaine à saisir. Pour réfléchir. Se mettre en ordre de marche. Arrêter de penser et de se préparer à refaire tout comme d’habitude.

Les cinq années à venir regorgent d’inconnues majeures. Les risques géopolitiques ne cessent de proliférer : qui présidera les États-Unis ? Qui gagnera la guerre en Ukraine, si tant est qu’une victoire soit pensable ? Jusqu’où iront les massacres réciproques du Moyen-Orient ? Que va choisir l’Iran, la bombe ou la croissance ? La Chine affrontera- t-elle directement les USA à Taiwan ? Les risques économiques sont déjà majeurs : comment sortir du 1% de croissance annuelle qui condamne l’UE à l’effritement de sa puissance économique et commerciale ? Comment dynamiser les ressources des classes moyennes, perdantes aveugles de la grande mondialisation du siècle ? Quant aux risques de structure, ils font frémir : comment les institutions et surtout le budget de l’UE pourront-ils assumer l’intégration de l’Ukraine, l’élargissement à plus de trente, la lutte contre le réchauffement climatique, la transformation numérique, l’essor de la compétitivité etc. ? Comment convaincre les 27 actuels qu’il est impératif, dès maintenant, d’accepter une augmentation du budget, une mobilisation de nouvelles ressources propres et une réforme hardie des institutions ?

A constater la lenteur des préparatifs européens (pas de présentation de la nouvelle Commission avant probablement la mi-octobre, pas de vote d’approbation du Parlement avant novembre), les maigres critères qui président à la composition de la Commission (seule semble compter la parité), les bisbilles politiciennes qui l’emportent sur les visions stratégiques (dans les États membres et dans les institutions européennes), l’affaiblissement politique de trois pays fondateurs (France, Allemagne, Italie), les silences du Parlement européen, pourtant dument en fonction, sur les horreurs du monde (imagine- t-on Bronislaw Gérémek ou Simone Veil rester muets sur les guerres d’Ukraine ou le conflit israélo-palestinien ?!), on peut raisonnablement s’impatienter. Parce qu’il était centré, à juste titre, sur l’obtention d’un vote majoritaire pour son élection, le discours d’Ursula Von der Leyen le 18 juillet dernier ne signalait ni grandes ambitions ni propositions de réformes (à l’exception de nouveaux commissaires pour le logement, la défense, la Méditerranée par exemple). Quant au Conseil européen, il se réunira formellement le 18 octobre : l’agenda sera chargé, les décisions importantes, le temps de la réflexion collective pratiquement donc inexistant.

Dans ce contexte, le nouveau président du Conseil européen, Antonio Costa, est et sera le nouveau poids lourd de l’équipage européen. Dans un monde où la géopolitique ne conditionne plus seulement la guerre et la paix mais s’impose également au commerce, aux principes, aux marchés, le président du Conseil européen détient un rôle majeur : celui de forcer le consensus des chefs d’État et de gouvernement, non pas sur une vision de l’Europe, mais d’abord et en priorité sur une vision stratégique globale du monde, celui qui vient et celui que l’on aimerait voir advenir.

La véritable révolution européenne qui s’impose est celle de la modestie. Le temps glorieux où l’Europe décidait seule, souverainement, de ses avancées, de ses politiques, de ses priorités est révolu. Depuis 10 ans, l’Union n’est plus qu’un immense effort collectif de réaction aux chocs venus d’ailleurs. Mais lesquels d’entre eux nous affecteront plus : l’élection de Donald Trump, la défaite de l’Ukraine, le blocage de certaines voies maritimes ? Lesquels pouvons-nous influencer, gérer, voir résoudre : la modération du réchauffement climatique, la survie d’une Ukraine démocratique, la réduction des inégalités de revenus, la défense de la démocratie ? C’est au Conseil européen définir les priorités et de mobiliser toutes les ressources de l’UE pour y répondre. C’est à lui de donner le « la » de cette évolution indispensable de l’Union vers une puissance à l’écoute du monde, autant et peut-être plus que d’elle-même.

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