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Sécurité économique : l’Europe est-elle prête à changer de paradigme ?
Tribune publiée le 20 juin 2023 dans Le Monde
Citer cet article
Fabry, E. 2023. « Sécurité économique : l’Europe est-elle prête à changer de paradigme ? », Blogpost, Paris : Institut Jacques Delors, octobre.
La Commission européenne est pressée de proposer le 20 juin une stratégie de sécurité économique qui permettra d’amorcer un débat au Conseil européen de fin juin. C’est un changement de paradigme pour les Vingt-Sept qui ont bâti leur Marché unique sur un modèle d’économie ouverte. Le contexte international l’impose. La sécurité nationale est devenue centrale dans la politique économique de Xi Jinping comme de Joe Biden pour lequel le monde est à « un point d’inflexion et les intérêts vitaux du pays sont menacés ». Certes la rhétorique de Washington a évolué. On ne parle plus d’un découplage de l’économie américaine et de l’économie chinoise, qui est aussi peu réaliste que souhaité par les entreprises américaines. Il s’agit comme les Européens de « dé-risquer » : réduire les vulnérabilités liées à des dépendances excessives. Mais c’est bien un découplage technologique qui a été amorcé en octobre 2022 en coupant la Chine du savoir faire américain de fabrication des semi-conducteurs. Il s’agit de freiner la capacité d’innovation de la Chine dans le secteur militaire ; et ce découplage va s’étendre à l’intelligence artificielle, aux supercalculateurs et à la biotech qui sont eux-mêmes des amplificateurs de puissance pour le pays qui est à la frontière technologique. Une surenchère de mesures protectionnistes et de coercition économique entre les deux puissances prendrait les pays tiers en tenaille en les forçant à choisir l’un ou l’autre camp. Alors qu’au sommet d’Hiroshima du 30 mai les membres du G7 ont décidé de se coordonner pour « plus de résilience économique et de sécurité économique », les Européens entendent développer leur propre doctrine du derisking pour ne pas se contenter de s’aligner.
L’Union européenne a ses intérêts propres et des contraintes spécifiques. Elle dépend plus de la demande extérieure que les États-Unis. Le ratio des exportations rapporté au PIB était de 8% pour les États-Unis en 2019 contre 15% pour l’UE. Elle est aussi plus intégrée à l’économie chinoise que les États-Unis. Par ailleurs, la sécurité est une compétence des États membres. Il faut donc clarifier les objectifs des Européens. Washington et Bruxelles s’accordent sur l’évaluation du risque systémique que représente une Chine qui entend promouvoir un nouvel ordre international aux caractéristiques chinoises. Mais Washington veut préserver son leadership technologique et militaire, là où les Européens doivent encore décider s’ils veulent d’abord renforcer la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement ou se montrer plus offensif vis-à-vis de la Chine. Pékin a déjà annoncé la mise en place de contrôle et possibles restrictions sur les exportations de plaquettes de panneaux solaires et de technologies de raffinage de minerais critiques dont elle le monopole de fabrication. La capacité des Vingt-Sept à accélérer leur transition verte en produisant leurs propres technologies s’en trouverait limitée, alors que dépendre des seules importations signifie aussi s’exposer à un risque d’inflation des prix. Alors qu’un contrôle des investissements sortant est à l’étude et que la liste des restrictions aux exportations de technologies à usage dual pourrait s’allonger pour limiter les transferts de technologies, les Européens mesurent aussi le risque d’une Chine plus isolée qui pourrait devenir plus agressive. Par ailleurs, les États-Unis ont renoncé à plus d’ouverture de marché, y compris des pays tiers, en privilégiant une réindustrialisation du pays soutenue par des investissements publics massifs. Tandis que l’Europe se dote d’une politique industrielle tout en misant sur un commerce d’autant plus nécessaire que l’approvisionnement en certaines matières premières est devenu stratégique pour les technologies vertes et numériques. Alors que Washington s’affranchit des règles multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce, Bruxelles défend le renforcement d’un système de règles de concurrence équitable. Il s’agit donc encore pour les Européens d’adopter une stratégie de sécurité pour une économie ouverte.
On ne part pas d’une feuille blanche. Beaucoup d’initiatives vont déjà dans ce sens. Mais au-delà de la cohérence d’ensemble qu’un narratif de sécurité économique pourrait apporter, l’enjeu de la Commission est de faire converger les Vingt-Sept vers une même appréciation des risques et de leurs intérêts en situant le débat au bon niveau stratégique. Car l’usage plus ou moins défensif ou offensif des instruments de défense commerciale autonome (contrôle des investissements étrangers et des subventions étrangères, réciprocité dans les marchés publics, anti-coercition, …) exigera des arbitrages et un soutien politique des Vingt-Sept. Au-delà des premiers grands projets industriels européens (hydrogène, batteries électriques, …) et d’une flexibilisation des aides d’État pour la transition verte, il faut encore déterminer quelle est leur ambition d’investissement en commun pour couvrir tous les besoins de réindustrialisation. À l’ère de la sécurité économique, le Marché unique n’est plus seulement un espace bâti sur des règles de concurrence strictes mais bien un espace de mutualisation des capacités. Considérer que l’investissement d’un État membre bénéficie à l’ensemble du Marché unique et que pour certains approvisionnements stratégiques, il vaut mieux dépendre d’un autre État membre que de certains pays tiers, serait un changement notable de doctrine économique.
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