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24/06/25

Sommet de l’Otan et défense européenne: 5% du PIB pour la défense – de quoi parle-t-on ?

Les 19 et 20 mai, j’ai eu le privilège de participer au Best Talks, une conférence de deux jours, organisée par l’Equilibrium Institute à Budapest, consacrée aux enjeux énergétiques et de sécurité en Europe. Cette conférence réunissait des Européens et des Américains, experts ou représentants politiques, pour échanger sur des sujets variés : de la guerre en Ukraine jusqu’à l’Indopacifique, en passant par l’industrie d’armement, l’IA ou encore les questions de sécurité liées au changement climatique. Il a beaucoup été question de l’engagement américain dans l’OTAN ; un officiel américain, se voulant probablement rassurant, a ainsi expliqué que « les États-Unis n’ont jamais été aussi engagés dans l’OTAN et n’ont jamais autant investi dans la guerre en Ukraine », CQFD.

La question du partage du fardeau revenait également très souvent dans les échanges : les Européens doivent impérativement accroître leurs dépenses militaires et l’objectif de 5 % est non négociable, ont expliqué certains intervenants américains. Il faut dire que le sujet avait été au centre de la réunion préparatoire du sommet de l’OTAN tenue à Istanbul la semaine précédente et au cours de laquelle les Européens avaient affiché cet objectif (3,5% du PIB pour les dépenses militaires et 1,5% pour la sécurité).

Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Toute chose égale par ailleurs (c’est-à-dire si la croissance économique était nulle en Europe dans les années à venir), pour atteindre 5% du PIB, les Européens devraient collectivement dépenser chaque année plus de 850 milliards d’euros (soit 2,5 fois ce qu’ils dépensent aujourd’hui). Même en limitant l’effort à 3,5 %, il faudrait déjà prévoir 270 milliards supplémentaires par an (sur la base des données de l’Agence européenne de la défense à Bruxelles).

Autant dire que le budget européen, qui s’élève à peine à 1 % du PIB, n’est pas du tout à la hauteur ; même le plan présenté par la Commission début mars (suivi par le Livre blanc), qui vise à mobiliser 800 milliards pour financer la défense, est loin du compte puisqu’il est pluriannuel. Un tel projet (5 %), s’il se matérialise, supposera des choix politiques forts et des arbitrages extrêmement difficiles à l’heure où le changement climatique s’accélère et amplifie les sources de précarité et d’inégalités, où la population vieillit et où l’Europe décroche en matière de compétitivité et d’innovation. Le risque politique, par ailleurs, n’est pas négligeable : les citoyens, partout en Europe, s’interrogent sur l’opportunité de tels niveaux de dépenses (même s’ils sont bien conscients que l’effort de défense doit être accru).

D’où vient ce chiffre de 5 % et que représente-t-il ? Il a été évoqué pour la première fois par Donald Trump au début de décembre 2024, lorsqu’un journaliste l’interrogeait sur l’objectif de 3 % qu’il avait avancé pendant la campagne électorale à l’été 2024 et lui faisait remarquer que les Européens avaient déjà accompli des efforts notables, atteignant presque les 2 % sur lesquels ils s’étaient engagés en 2014. Il répondit alors que 2 % ou même 3 % ne suffisaient pas et qu’il faudrait atteindre au moins 5 %, sans fournir d’autre justification. Craignant un arrêt du soutien américain à l’Ukraine ou un retrait des États-Unis de l’OTAN, les Européens vont aujourd’hui dans cette direction.

Mais 5 %, qu’est-ce que cela représente, en réalité ? La base de données sur les dépenses militaires publiée depuis 1966 par le SIPRI fournit des éléments intéressants :

  • Hormis la France, la Grèce et le Royaume-Uni, aucun pays européen membre de l’OTAN n’a jamais consacré 5 % de son PIB à la défense ; durant toute la guerre froide, l’Allemagne oscillait entre 3 et 4 %, l’Italie entre 2 et 3 %, la Suède autour de 3 %.
  • La France a investi 5 % de son PIB dans ses dépenses militaires entre 1957 et 1961, puis a ramené son effort à environ 3,5 %.
  • La Grèce a dépassé 5 % par intermittence entre 1975 et 1983 avant de calibrer son effort autour de 3,5% dans les années 1990 puis après 2021 et de 2,5% dans les années 2000.
  • Le Royaume-Uni a consenti l’effort le plus important : environ 6 % de son PIB jusqu’en 1966, avant un déclin progressif ; il dépensait encore plus de 4 % au début des années 1990.
  • Le Canada, allié non européen, consacrait 5 % de son PIB à la défense en 1957, mais seulement 1,71 % en 1979.
  • Les États-Unis sont restés au-dessus de 5 % jusqu’en 1991 (13 % en 1953, autour de 9 % dans les années 1960). Ils ont donc, de fait, largement financé la défense de leurs alliés, même si la concomitance de ces efforts avec leurs propres guerres (Corée, Vietnam, puis plus récemment Afghanistan ou Irak) nuance cet argument.

Qu’en conclure ?

Probablement qu’il faut rester prudent avec les chiffres de dépenses alignés depuis plusieurs mois dans une logique du « toujours plus ». De telles dépenses n’étant pas sans conséquence, il faut mettre un peu de rationalité dans l’équation : dépenses pour quoi faire ? Quels objectifs et quels résultats attendus ? Quels instruments, Quelle méthode ?

Chaque euro doit être pensé et dépensé au service de la sécurité des Européennes et des Européens. Parce que les moyens sont loin d’être illimités, il faut réduire les fragmentations industrielles et capacitaires et encourager les économies d’échelle autour d’une préférence européenne et d’une autonomie stratégique assumées afin de renforcer vraiment les capacités européennes en matière de défense. Dans le récent Livre blanc, ils fixent des priorités capacitaires. Ils doivent à présent estimer les montants nécessaires pour les construire. Face aux défis sécuritaires et aux nombreuses incertitudes, les Européens doivent d’abord définir leurs intérêts — un intérêt européen bien compris — au lieu de suivre aveuglément un mantra élaboré par un dirigeant dont les intérêts et les priorités s’éloignent de plus en plus des leurs.