Blog post 200513

Juges contre technocrates

Quels enseignements tirer de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe ?

Par Pierre Jaillet, économiste, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)
et professeur chargé de cours à IRIS sup., expert associé à l’Institut Jacques Delors.

 

La décision de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe rendue le 5 mai 2020 a suscité des réactions d’autant plus virulentes qu’elle semble vouloir rogner les ailes de la BCE au moment où celle-ci est en première ligne pour soutenir une économie en crise. Quelle était l’urgence de répondre, dans ces circonstances, à un arrêt de la Cour européenne de justice (CJUE) de décembre 2018 au sujet du programme d’achat de titres publics (PATP) mis en œuvre en 2015 ?

Au grand soulagement des marchés, cette décision ne concerne pas le programme d’urgence contre la pandémie (PEPP) annoncé par Christine Lagarde le 18 mars, incluant 750 milliards d’euros d’achats de titres. Cependant la nature du PEPP n’est pas très différente de celle du PATP, qu’il prolonge et dans lequel il s’emboite. Il est donc probable qu’en cas de recours, à un horizon plus ou moins proche, la même argumentation soit reprise et même renforcée.

La décision de la Cour constitutionnelle allemande vise plusieurs cibles : le gouvernement fédéral allemand et le Bundestag, pour défaut de surveillance (pour ne pas dire négligence),  la CJUE pour incompétence (pour ne pas dire forfaiture) et la BCE, à qui elle reproche d’avoir conduit depuis 2015, avec l’aval de la CJUE, une politique monétaire dépassant son mandat et à qui elle enjoint de fournir les preuves du contraire dans les trois mois.

Qu’un organe juridictionnel d’un Etat-membre (qui s’appuie en l’occurrence sur l’ordre constitutionnel allemand) conteste les compétences de la CJUE sur une politique communautaire passe pour une incongruité juridique. La CJUE est la cour suprême de l’Union. C’est naturellement inacceptable pour les autres Etats-membres et une source infinie d’imbroglios juridiques. Il faut sans doute à cet égard relativiser la portée de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, dont les suites seront d’ailleurs vraisemblablement gérées par la Bundesbank et non directement par la BCE, institution de droit communautaire.

Une autre incongruité est qu’une autorité juridique puisse contester une politique qui n’est pas de sa compétence. La lecture (fastidieuse) des dizaines de pages serrées motivant la décision donne à cet égard un sentiment de confusion entre des arguments économiques et juridiques, entre contrôle de légalité et contrôle d’opportunité. Au passage, cette remarque s’applique aussi bien à la CJUE, dont les avis (en particulier lorsqu’ils concernent la politique monétaire) ne devraient porter que sur la conformité aux traités européens. Observons que la situation est beaucoup plus claire aux Etats-Unis, où la Cour suprême, par principe, s’est toujours refusée à contrôler les décisions de politique monétaire de la Fed.

Le principal grief de la Cour constitutionnelle adressé à l’encontre de la politique monétaire de la BCE est un défaut de proportionnalité. Contrairement au principe de subsidiarité, qui concerne la répartition des compétences entre l’Union européenne et les Etats-Membres, cette exigence vise à imposer la juste mesure ; « elle commande de ne pas excéder ce qui est nécessaire à la réalisation des objectifs » (Vie-publique.fr).

Or, ce concept juridique de proportionnalité apparait éminemment extensible et peu pertinent pour rendre compte du contenu et des résultats des politiques économiques ou de leurs composantes. La décision de la Cour allemande suscite à cet égard plusieurs critiques sur le plan analytique ou celui de la méthode. Quelques exemples :

  • La Cour se focalise sur le seul PSPP, instrument spécifique au sein d’une gamme dont les divers éléments interagissent (taux directeurs, fourniture de liquidité aux banques, etc.) ;
  • La Cour néglige la complexité des canaux de transmission de de la politique monétaire à l’économie réelle, qui sont multiples et s’évaluent à différents horizons (crédit, coût des financements, taux de change, choix de portefeuille, effets de richesse, etc.) ;
  • Elle isole des indicateurs spécifiques, relatifs à la situation de certaines catégories d’agents nationaux, pour évaluer une politique définie pour l’ensemble de la zone euro ;
  • Elle critique les effets redistributifs implicites de la politique de la BCE en se plaçant du seul point de vue des épargnants et détenteurs d’actifs (les plaignants) et néglige les effets potentiels sur l’activité, l’emploi ou la capacité d’emprunt bénéficiant a priori aux nouvelles générations ;
  • Enfin, son évaluation reste partielle et ne peut s’étalonner à une situation (virtuelle) où le PSPP n’aurait pas été mis en œuvre. Ce type d’analyse contrefactuelle n’est naturellement pas de son ressort.

Certains commentateurs se sont félicités de ce que la Cour ait rejeté le grief de « qualified violation » de l’article 123 TFUE interdisant le financement monétaire. Mais son argumentaire suggère que ce n’est que partie remise. La Cour relève ainsi que les critères permettant d’en juger n’ont guère de signification (« meaningless ») ou ne sont pas vérifiables (« not ascertainable »). Elle note en outre le caractère fictif de la distinction entre achats à l’émission ou achats sur le marché secondaire (le décalage se mesurant « in days rather than weeks »).  Les juges signalent enfin que leur décision est suspendue au respect par la BCE des règles fixées pour les achats de titres (limite de 33% des émissions, clé de répartition du capital de la BCE). Or ces conditions sont précisément celles qui ont été levées dans le cas du récent programme d’urgence contre la pandémie. L’avertissement est à peine voilé.

Quoi de plus naturel, pour toutes les raisons évoquées plus haut, que la Cour constitutionnelle allemande ait été presqu’unanimement vilipendée ? La légitimité discutable de sa décision, les failles de son argumentation ou même le fait qu’elle intervienne au moment le plus inopportun peuvent en effet choquer. Cependant les réactions indignées qu’elle a provoquées ne doivent pas occulter les questions de fond :

  • En dehors de quelques cercles restreints, la politique monétaire de la BCE, sa stratégie et ses instruments (y compris le PSPP), son orientation ultra accommodante depuis presque dix ans, sont absentes du débat public et même politique. Il est de ce point de vue symptomatique et même absurde que des citoyens aient recours à un tribunal pour faire entendre leurs désaccords ou récriminations (une fois encore, la comparaison avec les Etats-Unis est édifiante) ;
  • Les Etats-membres semblent eux-mêmes se désintéresser de la politique monétaire, sinon pour s’assurer que la BCE prendra en temps voulu toutes les mesures nécessaires pour assurer leur solvabilité par des programmes d’achats de titres de plus en plus massifs et irréversibles.
  • Sans union politique ou même sans véritable union économique et du fait de l’hétérogénéité structurelle de la zone euro, une politique monétaire « fédérale » sera toujours en bute à des procès en illégitimité (dans le cas présent, l’épargnant allemand s’estimant spolié par les taux nuls ou négatifs, qui d’autre demain ?) ;

La décision de la Cour de Karlsruhe peut certes être considerée comme une simple éruption d’urticaire chez quelques magistrats obtus. Elle contribue cependant à instiller les doutes sur le bien-fondé et les finalités de la politique monétaire unique et illustre l’insuffisance de transparence et d’accountability de celle-ci[1].

Il est toujours possible de rêver d’un avenir où l’euro circulerait dans un espace politique et économique unifié, où il serait, comme l’étaient auparavant le deutschemark, le franc ou la lire, un facteur de cohésion et de solidarité entre les peuples. En attendant, il serait utile de clarifier la politique monétaire, ses objectifs, ses incidences économiques et financières à court et à long termes.

Concrètement:

  • La BCE a annoncé en janvier 2020 qu’elle lançait une revue de sa stratégie (reportée à mi-2021 en raison de la crise du Covid-19), ce qui est de bonne augure. Cette revue devrait être la plus ouverte possible à la diversité des écoles et des opinions. Mais on peut aller plus loin. La BCE pourrait ainsi, à intervalle régulier – par exemple tous les cinq ans -, présenter au Parlement européen, en formation zone euro, des options stratégiques, qui pourraient aussi être discutées par les parlements nationaux. Celle retenue par la BCE serait ensuite validée par le Conseil européen, la préservant des critiques d’opacité et d’isolement. La BCE conserverait une totale autonomie dans le choix des instruments (des solutions similaires sont à l’œuvre au Royaume-Uni ou au Canada).
  • La BCE (l’Eurosystème) devrait soumettre régulièrement sa politique au débat public en s’inspirant des Fed Listens Events. Cet exercice a mobilisé entre 2019 et 2020 tous les dirigeants de la Réserve fédérale des Etats-Unis pour aller débattre avec différents groupes (collégiens, universtaires, entreprises, collectivités locales, communautés diverses…) de tous les domaines de la politique monétaire. Il a été unanimement salué.

Il n’y a sans doute aucune solution miracle mais la mise en œuvre de ces propositions pourraient déjà contribuer à la compréhension et à l’appropriation d’une politique souvent jugée complexe et trop éloignée des préoccupations des citoyens, sinon contraire à leurs intérêts. S’il faut se garder d’exagérer la portée de la décision de la Cour de Karlsruhe, il serait risqué de laisser croire que le débat sur la politique monétaire de la zone euro puisse rester cantonné à un pseudo-dialogue entre des juges et des technocrates.

[1] Pierre Jaillet, L’indépendance des banques centrales : un concept caduc ? IJD, décembre 2019