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La migration par le petit bout de la lorgnette

Retour sur le Conseil européen du 9 février

Citer cet article :
Vignon, J. 2023. « La migration par le petit bout de la lorgnette », Blogpost, Paris: Institut Jacques Delors, 16 mars.


Après une absence prolongée depuis 2019, à l’exception de références spécifiques à l’instrumentalisation par la Biélorussie et surtout l’accueil des personnes déplacées depuis l’Ukraine et bénéficiant de la protection temporaire[1], la migration a été réinscrite à l’ordre du jour du Conseil européen le 9 février dernier à la demande expresse de certains de ses membres. Pour un mieux ? Il est à craindre que non.

Sur un sujet clivant par excellence, face à des postures polarisées reflétant des débats nationaux tendus, et au terme de délibérations apparemment longues et difficiles, les conclusions adoptées semblent avoir été rédigées pour éviter le pire. Elles méritent une lecture nuancée.

On enregistre d’abord positivement que le Conseil européen s’exprime pour la première fois, près de deux ans et demi après sa présentation par la Commission, sur le Pacte sur les migrations et l’asile, en invitant les colégislateurs à poursuivre leurs travaux conformément à une feuille de route commune aboutissant à la fin de la mandature du Parlement européen et de la Commission au premier semestre 2024. Mais aucune orientation n’est donnée sur la manière d’engranger les progrès accomplis en 2022. Au moins un modeste hommage est-il  rendu  au  message passé tant  par la Commission dans sa contribution initiale que par le Parlement européen dans ses délibérations[2] à savoir que la seule véritable solution structurelle au défi migratoire posé à l’Europe réside dans l’adoption de ce Pacte.

Pour le reste, il est difficile de se détacher d’une posture critique.

En premier lieu les conclusions du Conseil européen[3] visent à consolider des politiques qui n’ont jusqu’à présent guère fait la preuve de leur efficacité. En témoigne la répétition des éléments de langage classiques du thesaurus de l’Union. Ainsi l’ « approche globale en matière de migrations », la nécessité « d’éviter des pertes de vies humaines » et de s’ « attaquer aux causes profondes de la migration » en passant par l’ utilisation « comme levier (de) l’ensemble des politiques, instruments et outils » de l’UE « pour assurer des retours effectifs » sont-ils réitérés dans un texte tiré en longueur, à l’image de la plupart des conclusions rompant avec  la discipline de brièveté que le Conseil européen s’était heureusement imposé ces dernières années.

Qu’il s’agisse du renforcement de la coopération en matière de retour et de réadmission ou du contrôle des frontières extérieures, les conclusions sont surtout une invitation à poursuivre et intensifier des initiatives qui figuraient à l’agenda du Conseil européen depuis 2018/2019, alors même que la forte augmentation des entrées irrégulières et des demandes d’asile enregistrées en 2022, progressant l’une et l’autre d’environ 50%, témoignent de leur inadéquation face à ce qui demeure plus que jamais comme un défi européen exigeant une réponse européenne. Seul l’encouragement à développer les instruments d’une appréciation commune de la situation apparaît ici comme une rare et intéressante innovation. Mais tôt ou tard devra se poser la question de la pertinence de l’investissement de ressources financières, humaines et politiques toujours plus importantes investies dans ces politiques.

Surtout si le paragraphe dédié au renforcement de l’action extérieure inspire le même sentiment de « déjà lu », il risque aussi d’avoir des conséquences dommageables pour le rôle de l’Union européenne dans le monde et particulièrement vis -à-vis de ses partenaires du Sud, avec lesquels elle entretenait de longue date une relation originale.  Amplifié par le débat très médiatisé autour de la construction de « murs » subventionnés par le budget communautaire, le message général adressé par les Vingt-sept aux pays d’origine et de transit risque d’être contre -productif par rapport à l’objectif poursuivi et s’inscrit en porte-à-faux par rapport aux défis géopolitiques auxquels l’Union européenne est aujourd’hui confrontée.

A la peine pour développer une politique interne cohérente, l’UE apparaît comme peu légitime pour imposer ses exigences à des pays tiers qualifiés de « partenaires », voire à les convaincre, par le vertueux « effet de Bruxelles », d’adopter des standards ayant fait leur preuve en son sein. Mais, plus fondamentalement, lorsqu’il s’agit de flux migratoires, l’Union et les Etats membres apparaissent marqués par la conviction selon laquelle, ils parviendraient à  imposer leur « approche globale » moyennant une utilisation habile de tous les leviers, soit la subordination de bon nombre d’instruments de la politique externe à la seule finalité de la maîtrise de ces flux.

Une telle illusion impressionne au moment où la survenance de chocs répétés et l’aggravation de menaces globales font prendre conscience à l’Union de ses dépendances (par ailleurs, une première étape salutaire dans la poursuite d’une « autonomie stratégique ouverte »). L’Europe se doit de comprendre la redéfinition en cours d’équilibres géopolitiques pour adopter les lignes de conduite qui lui permettront de ne pas être ravalée au rang de périphérie.

Cet enjeu a été parfaitement cerné par le Haut Représentant pour les affaires étrangères, Josep Borrell, lors de son intervention à l’occasion de la récente conférence de Munich en février dernier[4] : constatant, à l’instar du Président Macron, le fort ressentiment manifesté dans de nombreux pays du Sud, il souligne que l’Union ne pourra garder le rang d’acteur global qu’en comprenant les raisons de ce ressentiment, au-delà de l’argument classique de la propagande et de la désinformation, et en rassurant ses partenaires sur la fermeté de son engagement à leurs côtés face aux défis économiques, sociaux et climatiques.

Il est difficile de trouver trace d’une telle vision dans les conclusions du Conseil européen de février. Sans doute trop vite préparées sous la pression des urgences de sécurité ressenties sur les routes migratoires de la Méditerranée et des Balkans occidentaux, ces conclusions sont préoccupantes  en ce que, se lisant comme bien des textes similaires adoptés par les ministres de l’Intérieur des Vingt-sept, elles témoignent d’une perte de la capacité de synthèse et d’élévation stratégique que l’on peut normalement attendre des chefs d’ Etat et de gouvernement. S’agit-il d’un accident à oublier au plus vite ? Il sera possible de le vérifier puisque le Conseil européen s’est à nouveau engagé à revenir régulièrement sur cette question.

Nous avions en octobre 2020 exprimé notre soutien à l’initiative du Pacte sur les migrations et l’asile conçu par la Commission après d’amples consultations menées auprès de tous les Etats membres[5]. Malgré d’évidentes limites, il s’agissait bien de sortir de l’impasse créée par la fiction d’un règlement de Dublin, en organisant sur de nouvelles bases la réciprocité des engagements pris au titre de leur responsabilité par les pays de première entrée et au titre de leur solidarité par ceux qui se trouvent en seconde ligne et qui, accueillent cependant de fait la majorité des primo immigrants. En novembre 2021, nous exprimions nos doutes sur les chances d’un aboutissement, tant l’énergie politique pour y parvenir au sein du Conseil des ministres de l’UE semblait faire défaut[6]. Ce manque n’est pas comblé pas les conclusions du Conseil européen du 9 février, malgré les avancées incontestables réalisées sous les présidences française et tchèque mettant en œuvre une approche « graduelle » plus efficace.

L’espoir demeure de voir aboutir les négociations sur le Pacte pour les migrations et l’asile avant la fin de la législature, même si bien des doutes sont justifiés tant à l’égard du respect du calendrier que de la substance des accords espérés. Si le scenario pessimiste devait prévaloir, il reviendra inéluctablement au Conseil européen de se saisir de la question de la migration et de la mobilité pour en redéfinir les paramètres à nouveaux frais. La précipitation ne sera plus de mise et les délibérations devront être préparées par des consultations approfondies menées au plus haut niveau en se souvenant qu’à l’origine, au sommet européen de Tampere (Finlande) en 1999, comme à celui de Stockholm en 2001, c’est ce même Conseil européen qui avait posé les fondations d’une véritable politique européenne globale articulant la libre circulation et l’asile, la conduite des migrations légales, la sécurité des frontières et le rôle international de l’Union européenne.


[1] Directive relative à la protection temporaire, mars 2022, https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2022/729331/EPRS_BRI(2022)729331_FR.pdf

[2] Soulignons au passage l’intensité du travail accompli par les 7 rapporteurs du Parlement européen attachés à dénouer la complexité de l’ensemble considérable des textes qui composent le Pacte et à trouver des compromis transpartisans dans des domaines où les enjeux de sécurité s’opposent constamment à ceux des droits humains.

[3] Conclusions du Conseil européen, 9 février 2023, https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-1-2023-INIT/fr/pdf

[4] Munich Security Conference: Speech by High Representative/Vice-President Josep Borrell on the European Security Architecture, 19 février 2023, https://www.eeas.europa.eu/node/425787_fr

[5] Jean-Louis De Brouwer, Jérôme Vignon, Nouveau pacte pour la migration : une proposition équilibrée à approfondir, 28 septembre 2020, https://institutdelors.eu/publications/la-commission-peut-elle-reprendre-la-main-sur-le-dossier-migratoire/

[6] Jean-Louis De Brouwer, Jérôme Vignon, Corinne Balleix et al., Migrations, asile, mobilité et intégration en Europe : Indissociables valeurs, Rapport n°123, Décembre 2021, https://institutdelors.eu/publications/migrations-asile-mobilite-et-integration-en-europe-indissociables-valeurs/

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