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Réfugiés ukrainiens : le pas d’après

Réunis le 3 mars dernier, les Ministres des Affaires intérieures de l’Union européenne ont franchi le Rubicon en activant à l’unanimité la directive sur la Protection temporaire immédiate pour faire face à l’afflux exceptionnel et sans doute durable des Ukrainiens forcés par la guerre à quitter leur pays[1].

Cette directive avait été précisément conçue pour être mise en œuvre « en cas d’afflux massif […] de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine ». Elle permet l’octroi immédiat d’un permis de résidence à ces personnes. En découlent les droits de se former et de travailler dans l’UE, de se déplacer librement dans l’espace Schengen, d’accéder à un logement, de bénéficier de soins médicaux ou encore l’accès des enfants au système scolaire des États membres. D’une durée initiale d’un an, le bénéfice de cette protection pourrait être prolongé de 6 mois à deux reprises et même d’un an encore si le Conseil le décidait à la majorité qualifiée. Ainsi cette mesure permettra-t-elle d’assurer une protection aux ressortissants ukrainiens au-delà des 90 jours de séjour auxquels ils peuvent déjà prétendre en vertu du régime de libéralisation des visas qui lie l’UE et l’Ukraine, une majorité d’Ukrainiens ayant quitté leur pays en possession de leur passeport.

Ce texte adopté il y a plus de 20 ans à la demande de l’Allemagne dans le contexte de la guerre menée par la Serbie au Kosovo, n’avait en fait jamais été mis en œuvre, y compris au plus fort de la crise irako-syrienne qui avait vu plusieurs centaines de milliers de personnes venant des zones de combat frapper aux portes de l’UE principalement au travers de la Grèce et de l’Italie. Cette réticence était liée à la crainte éprouvée par beaucoup d’États membres que les retours normalement prévus à l’expiration de la protection ne puissent être appliqués. Sans doute cette crainte est-elle aujourd’hui moins grande, traduisant aussi l’espoir qu’une solution rapide puisse être trouvée au conflit né de l’invasion russe de l’Ukraine.

La rapidité des décisions prises en quelques jours par le Conseil Justice et Affaires intérieures (JAI) à l’initiative de la présidence française contraste avec les atermoiements de ce même Conseil autour de l’adoption du nouveau Pacte sur la migration et l’asile initié par la Commission européenne à l’automne 2020. Elle en dit long sur la gravité de la situation et sur une véritable renaissance du sentiment de solidarité avec les États membres de première entrée vers lesquels se dirigent ces Ukrainiens que les responsables du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) considèrent d’ores et déjà prima facie comme méritant le statut de réfugié. À ce stade, ces États membres de première entrée sont aussi ceux qui portent la charge essentielle de l’accueil : Pologne, Roumanie, Slovaquie[2]. Ils n’ont pas demandé aux autres États de l’Union de partager avec eux, par voie de relocalisation, la charge de l’asile qu’ils entendent assumer au premier chef. Alors que jeudi 3 mars le HCR annonçait que plus d’1 million de personnes venues d’Ukraine avaient rejoint les pays frontaliers et que la Commission estimait qu’ils pourraient être 7 millions à le faire à terme, la Pologne se disait prête à accueillir 1,2 millions d’Ukrainiens et la Roumanie 800 000. Ces chiffres sont d’ores et déjà considérables et dépassent à eux seuls la totalité des personnes accueillies en 2015 et 2016 par l’UE. Les mesures décidées par le Conseil JAI visent d’abord à aider ces pays en établissant le mécanisme de gestion de crise qui permet d’allouer des dotations budgétaires exceptionnelles au titre de l’accueil humanitaire immédiat des réfugiés et à les soutenir également dans la gestion des frontières extérieures, notamment avec l’Ukraine et le Bélarus, pour exécuter les contrôles indispensables de sécurité.

« Si le flux des personnes fuyant l’intensification des combats en zone urbaine devait s’accroître […], il est difficile d’imaginer que les pays de première entrée puissent continuer d’assumer seuls une telle charge. »

Mais si le flux des personnes fuyant l’intensification des combats en zone urbaine devait s’accroître ou simplement se poursuivre à un rythme élevé, il est difficile d’imaginer que les pays de première entrée puissent continuer d’assumer seuls une telle charge. La question d’une forme de relocalisation entre les États membres se posera et doit d’ores et déjà être anticipée. Plusieurs États membres de l’UE ont déjà indiqué qu’ils se préparaient à une telle éventualité et la société civile fait déjà preuve de sa disponibilité. L’application de la directive sur la protection temporaire trouverait alors sa pleine utilité : non seulement garantir sans délai aux personnes les droits minimaux de leur survie et de leur sécurité dans le pays d’accueil mais aussi faciliter leur transfert dans tous les États de l’UE sans qu’il soit nécessaire de procéder à de nouveaux examens administratifs. C’est seulement à l’expiration du délai fixé par la directive mise en œuvre le 3 mars que la question d’une protection de plus longue haleine, statut de réfugié ou protection subsidiaire, se poserait.

Le précédent syrien, celui d’une longue guerre qui serait menée sur le sol ukrainien, ne peut être écarté même si aujourd’hui toutes les hypothèses sont ouvertes. Pour accueillir durablement une population de quelques millions d’Ukrainiens, l’Union européenne devrait envisager une véritable mobilisation appliquant de fait la solidarité qu’il lui a été si difficile d’envisager jusqu’à présent pour réformer le règlement de Dublin. Une communication de la Commission datée du 8 mars en dessine les prémisses en décrivant la globalité des actions d’intégration prévues par la directive au-delà des besoins humanitaires d’urgence : logement, scolarisation, accès au marché du travail auxquelles les personnes déplacées pourraient prétendre[3]. On ne pourra se passer dans cette perspective des capacités de la société civile et des autorités locales. La qualité de la coordination entre ces différents acteurs et la mise à disposition de ressources financières au plus près du terrain seront deux épreuves pratiques pour l’efficacité de la solidarité.

Une autre épreuve déjà perceptible aux yeux de l’opinion publique est celle de la non-discrimination entre les personnes méritant aide et protection. Si l’urgence justifie une priorité ukrainienne, il faudra prendre garde dans la durée à ne pas évincer les exigences de l’accueil et de l’intégration pour d’autres nationalités non-européennes. Cela pourrait alimenter un ressentiment anti-occidental déjà présent au sud de l’Europe et ne serait pas conforme aux valeurs fondamentales de l’Union européenne.


Notes :

[1] Voir la Décision d’exécution du Conseil du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE du 20 juillet 2001.

[2] Il semble à ce stade que la Hongrie soit encore principalement pays de transit.

[3] Communication de la Commission européenne du 8 mars 2022, European solidarity with refugees and those fleeing war in Ukraine, COM(2022) 107 final.


Citer cet article :

Vignon J. & Couteau B. 2022. « Réfugiés ukrainiens : le pas d’après », Blogpost, Paris: Institut Jacques Delors, 9 mars.

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