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Réunifier l’Europe : notre mission historique

Intervention de Jacques Delors lors de la Conférence Wallenberg de l’Aspen Institute, le 14 novembre 1999.

Avec l’effondrement de l’empire soviétique, l’Histoire a repris sa marche en Europe. Mais si la chute du Mur de Berlin a bien ouvert la voie à la réunion des Européens, les dix années qui nous en séparent n’ont été pour les pays libérés du communisme qu’une étape dite de « transition » vers l’économie de marché et la démocratie. Pour nombre d’entre eux, l’avenir reste incertain.

On ne parle plus Aujourd’hui de « l’autre Europe », comme on avait coutume de le faire, mais des « PECO », C’est-à -dire des pays d’Europe centrale et orientale et je crains que ce jargon ne trahisse à nos yeux, le sentiment que ces pays ne font pas encore partie de notre monde. Beaucoup reste à faire et – ne nous trompons pas – il ne s’agit pas seulement d’élargir l’Europe comme nous l’avons fait, en Europe occidentale, lorsque la Communauté est passée de six à neuf, puis à dix, à douze et à quinze. Notre mission historique est de réunifier l’Europe, dans ses valeurs communes comme dans sa diversité.

Lorsque l’Histoire s’est remise en marche à Berlin, elle l’a fait à sa façon, cahin-caha. A nous de lui donner un sens, faute de quoi nous n’en serons que les jouets et, vraisemblablement, les victimes. C’est pourquoi nous devons être parfaitement conscients à la fois des personnalités propres de chacun de ces pays et aussi des traces qu’ont pu laisser quarante ans d’idéologie totalitaire et d’organisation économique et sociale à la fois centralisée, paternaliste et inefficace. En ce sens, il nous faut parler de la dimension culturelle de l’élargissement.

Toutes ces nations – plus ou moins grandes, plus ou moins petites – ont, dans leur mémoire et leurs gènes, toute une histoire parsemée de drames et de ruptures. Face à ce grand idéal de paix qui est le trésor central de la construction européenne, il convient de prendre conscience de cette dimension géopolitique.

En insistant aussi sur le changement d’échelle, puisque C’est à quelque trente pays membres à présent qu’il faut envisager une Europe dont les frontières à l’Est demeureront sans doute longtemps incertaines. Nous voulons insister sur la lourdeur de l’héritage qu’il convient d’assumer car, sous peine d’échouer, ne nous faudra-t-il pas surmonter l’ensemble des drames et des erreurs du siècle qui s’achève ? Transcender cette interminable guerre civile européenne qui a tourné par deux fois à la guerre mondiale, pour se nourrir ensuite de la guerre froide entre les deux superpuissances. Surmonter les vicissitudes de la diplomatie de l’entre-deux guerres, avec l’échec du Traité de Versailles, la guerre d’Espagne, la honte de Munich et le choc du pacte germano-soviétique, surmonter enfin l’impuissance des grands, comme des petits Etats européens, des soitdisants vainqueurs, comme des vaincus et recréer, entre eux, l’ordre et la paix sur le continent ?

Quel peut être ce projet politique, J’allais dire ce contrat de mariage acceptable, mieux désiré par les pays candidats. Et, car il n’est pas possible d’éviter la difficulté, quelle architecture institutionnelle est-elle la mieux à même de faire de cette grande Europe un ensemble efficace, transparent et démocratique ?