Rapport 119/2

UN EUROSCEPTICISME À LA FRANÇAISE

ENTRE DÉFIANCE ET AMBIVALENCE
LE NÉCESSAIRE « RETOUR DE L’EUROPE EN FRANCE »

1. Le rapport des Français à l’UE : des relations ambivalentes et un euroscepticisme très fort

La France fait partie du groupe des pays dont les habitants sont les moins favorables à l’UE. Mais, bien que l’attitude des Français vis-à-vis de l’Europe soit empreinte de morosité et de défiance, il ne faut pas conclure de manière hâtive à un euroscepticisme généralisé et sans nuances des Français.

Il est en effet nécessaire d’analyser dans le détail la complexité de l’attitude des Français vis-à-vis de l’UE.

Pour ce faire, il est important de distinguer deux types de « soutien politique » : le « soutien diffus » (sentiments et attitudes les plus abstraits : adhésion à une vision, à des valeurs…) et le « soutien spécifique » (évaluation de l’efficacité des actions menées à l’échelle de l’UE). À partir de cette distinction, il est possible d’identifier un premier élément caractéristique du rapport ambivalent des Français à l’Europe : le soutien à l’UE est d’autant plus élevé qu’il s’exprime au niveau le plus diffus (tandis que 56% des Français sont attachés à l’Europe, 51% des Français estiment que l’Union européenne est « éloignée » et 56% pensent qu’elle n’est pas « efficace » contre 47% pour l’ensemble des citoyens des Etats membres). En se focalisant sur les évaluations que font les citoyens de l’action de l’Europe, une analyse comparative permet de définir la place occupée par la France en termes de soutien à l’Union européenne par rapport à celles des autres États membres.

Elle dessine une géographie et une typologie des opinions vis-à-vis de l’UE qui mettent en évidence les éléments suivants :

  • Une première fracture à l’échelle européenne distingue les pays les plus favorables des pays les moins favorables aux logiques de l’intégration européenne. Les Français appartiennent au groupe des Européens les plus négatifs vis-à-vis de l’UE. Dans le premier groupe, on trouve (par ordre décroissant de soutien à l’UE) l’Irlande, le Portugal, Malte, la Pologne, la Croatie, le Danemark, la Hongrie; dans le second groupe (par ordre décroissant d’opposition à l’Europe), la Grèce, la France, la Finlande, la Lettonie, Chypre, les Pays-Bas, la Tchéquie.
  • Une fracture sociale constitue une deuxième ligne de clivage significative pour tous les pays et particulièrement pour la L’intégration européenne est négativement perçue par les classes populaires, les ouvriers, les chômeurs, et ceux qui ont terminé leurs études avant l’âge de 16 ans, l’appartenance aux catégories sociales les moins favorisées correspondent très largement à une représentation de l’Europe comme une menace de perte des protections sociales nationales.
  • Une typologie distingue quatre groupes d’attitudes vis-à-vis de l’UE, en fonction de leur positionnement et de son intensité. Les Français se répartissent ainsi : 32% appartiennent au premier groupe (positifs), 35% au second groupe (négatifs), 16% au troisième groupe (plutôt positifs) et 17% au dernier groupe (plutôt négatifs). 48% des Français ont des opinions positives, quand c’est le cas de 68% des

2. Un euroscepticisme très fort mais complexe et loin d’être systématique

Bien que la France se classe parmi les pays les jugements eurosceptiques sont les plus répandus, les Français peuvent également se montrer favorables à l’Europe sur certaines questions. En effet, les attitudes proeuropéennes peuvent ponctuellement rassembler près des ¾ des Français. Il importe donc d’aller au-delà de la distinction entre proeuropéens pour comprendre pourquoi et comment l’opinion des Français, très critique sur de nombreux points, peut basculer pour exprimer majoritairement des positions pro-européennes sur d’autres.

Ces mouvements de bascules sont surtout le fait d’individus intéressés par l’Europe mais exprimant un positionnement « neutre » vis-à-vis de l’UE, identifiables grâce à des questions de l’Eurobaromètre. Ces personnes « ambivalentes » se rapprochent sur certains aspects des europhiles, sur d’autres des eurosceptiques :

  • Une proximité avec les europhiles : l’ouverture aux autres, l’adhésion massive aux principes de l’UE (en ce qui concerne le droit de travailler dans tous les États membres, 84% des « ambivalents » le considèrent comme une bonne chose), aux politiques communes (en ce qui concerne l’union économique et monétaire européenne avec une seule monnaie, l’euro, 70% des « ambivalents » sont pour) et à l’importance de la voix de l’UE dans le monde (65% des « ambivalents » reconnaissent cette importance).
  • Une proximité avec les eurosceptiques : la méconnaissance de l’UE est à la source du glissement de l’adhésion de principe à la méfiance (seuls 29% des “ambivalents” ont plutôt confiance dans l’UE, ce qui les rapproche des euros- ceptiques ou cette proportion tombe à 6%, quand elle s’élève à 67% parmi les personnes émettant un jugement

La méconnaissance du fonctionnement de l’Europe constitue un élément majeur du rapport de défiance des Français à l’Europe (la France occupe le dernier rang parmi les 27).

Loin d’être systématique, l’euroscepticisme des Français s’exprime différemment en fonction de profils plus ou moins complexes se positionnant de manière variable selon les problématiques abordées. Le facteur culturel constitue un élément majeur d’explication de ce rapport ambivalent des Français vis-à-vis de l’Europe.

3. Comment expliquer l’ambivalence des rapports entre les Français et l’ « Europe » ?

Les attitudes des Français vis-à-vis de l’Europe sont marquées par une logique nationale de « projection » qui permet de rendre compte de l’ambivalence au cœur des relations entre les Français et l’« Europe » : ou bien cette dernière est alors perçue comme un « instrument » au service de la France ; ou bien elle agit comme un révélateur ou un miroir déformant de la fameuse « exception française ».

Dans cette perspective, plusieurs éléments explicatifs de nature culturelle peuvent être ainsi avancés pour comprendre les rapports spécifiques que les Français entre- tiennent avec l’UE :

  • Une culture politique unitaire en décalage avec la culture européenne du compromis : La conception unitaire de la souveraineté en France se heurte à la conception pluraliste de la pratique institutionnelle et politique au sein de l’UE. Cette représentation française de la pratique politique a des conséquences sur l’appréhension de la réalité et de la complexité de la vie politique à l’échelle de l’Union : difficultés à intégrer la pratique du compromis, à reconnaître la légitimité de la défense des intérêts particuliers, à s’adapter au système de coalitions majoritaires à géométrie variable.
  • Une culture socio-économique marquée par une certaine défiance voire une hostilité au libéralisme : les représentations négatives du libéralisme, du libre-échange et de la concurrence impactent négativement le rapport que maints Français entretiennent au marché qui constitue le cœur de l’Union européenne. Ainsi, pour 40% des Français, le libéralisme est associé à quelque chose de négatif. De même, pour 23% des Français, le libre-échange évoque quelque chose de négatif (en dernière position parmi les pays étudiés). Enfin, pour de nombreux Français, la concurrence est considérée comme un élément négatif. La culture colbertiste encore très marquée en France est orthogonale avec la réalité du marché intérieur européen comme le montrent les débats en France sur la politique industrielle et la politique de La difficulté en France à accepter le mot même de libéralisme ainsi que la préférence française pour les dépenses publiques constituent peut-être aussi la «face cachée » du stato-centrisme de la culture politique française. Cette attitude se reflète également dans l’hostilité singulièrement élevée en France à l’égard de la mondialisation. La défiance vis-à-vis du Pacte de stabilité confirme le peu d’importance accordée en France à une autre figure centrale de la culture politique présente dans les débats publics d’autres pays : celle du contribuable. En outre, le fait que les controverses politiques en France persistent à mettre en débat des choix (sur la place de l’Etat, la concurrence, les équilibres budgétaires) qui ont été tranchés par les traités accentue le hiatus et le sentiment d’un carcan peu démocratique.
  • Cette logique de projection nationale permet enfin de mettre en perspective les réticences françaises vis-à-vis de l’élargissement. Pendant plus d’un demi-siècle, la France a su combiner deux visions radicalement différentes de la raison d’être de son engagement européen : d’un côté, le projet des « pères fondateurs » (convergence des intérêts des Etats membres) et, de l’autre, le projet gaulliste d’une Europe comme instrument permettant à la France de promouvoir ses intérêts nationaux. Les élargissements aux pays d’Europe centrale et orientale obligent la France à une clarification de son projet européen dans la mesure où les Français découvrent que « l’Europe n’est pas la France en grand»! C’est sans doute la raison principale des discours nostalgiques, en France en particulier, sur la « petite Europe » et de la difficulté à assumer le changement d’échelle de l’Union élargie.

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