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Les Européens devant l’hésitation vaccinale

Par Isabelle Marchais, Experte associée, Institut Jacques Delors, Paris.

Développés en un temps record grâce à la puissance des moyens, financiers, humains, logistiques, qui ont été engagés, les premiers vaccins contre le Covid-19 pourraient être mis sur le marché avant la fin de l’année. L’Union européenne a précommandé à plusieurs laboratoires près de deux milliards de doses au total, et l’Agence européenne des médicaments (EMA) espère être en mesure d’émettre avant Noël un avis scientifique favorable sur les candidats vaccins qui lui auront été soumis.

Le succès des campagnes de vaccination élaborées par chacun des Etats membres dépendra de la volonté des citoyens de se faire vacciner. Or diverses études montrent qu’une partie des Européens n’en ont pas l’intention, du moins dans un premier temps ; ils évoquent pour cela pour différentes raisons, notamment la rapidité avec laquelle les vaccins ont été mis au point, oubliant que l’intérêt général doit primer sur les réserves individuelles si l’on veut obtenir une immunité collective[1].

Un continent européen loin d’être exemplaire en matière de vaccination

De toutes les Régions de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la Région européenne (qui comprend 53 Etats, dont les 27 membres de l’UE) est celle qui présente les chiffres de mortalité les plus bas pour les enfants de moins de 5 ans. Elle n’a enregistré aucun cas de poliomyélite depuis 2002, et de nombreux pays ont enrayé la propagation endémique de la rougeole et de la rubéole. Ces succès n’auraient pas été possibles sans les programmes de vaccination, qui permettent de prévenir la propagation de nombreuses maladies pouvant nuire à la santé, mais aussi à la prospérité et à la capacité des populations de travailler.

Plusieurs épidémies récentes de maladies « à prévention vaccinale » (évitables par la vaccination) montrent cependant que les progrès enregistrés sont fragiles, inégaux et donc insuffisants pour assurer la protection de tous. De 2017 à 2019, la Région européenne a connu les pires épidémies de rougeole depuis plus de 10 ans ; ces dernières ont touché presque tous les pays, y compris au sein de l’UE, et culminé à plus de 100 000 cas en 2019.  L’OMS a identifié en 2019 « l’hésitation vaccinale » -retard dans l’acceptation ou refus de se faire vacciner malgré la disponibilité de services de vaccination- comme l’une des dix plus grandes menaces à la santé dans le monde[2].

Selon le sociologue français Jérémy Ward, cette hésitation vaccinale recouvre toute une palette de comportements et d’attitudes, comme le fait de refuser certains vaccins mais d’en accepter d’autres, de faire vacciner son enfant plus tard que ce qui est recommandé, ou d’avoir des doutes et de se faire vacciner quand même. Ce comportement concerne donc une proportion beaucoup plus importante de la population que la petite minorité qui rejette la vaccination en bloc.

Cette méfiance est plus importante dans les pays riches en général, elle l’est aussi davantage en Europe que sur d’autres continents[3]. Ses répercussions pourraient être d’autant plus fortes dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 que des inquiétudes s’expriment sur le caractère novateur des techniques utilisées et sur la vitesse avec laquelle les essais cliniques ont été menés. Quelques mois ont suffi pour mettre au point les premiers vaccins, alors qu’il faut habituellement 12 à 15 ans en moyenne pour obtenir de tels résultats.

Des attitudes contrastées à l’égard de la vaccination au sein de l’UE

Inquiète de la multiplication des cas de rougeole, la Commission européenne a publié en mars 2019 un sondage Eurobaromètre spécial sur l’attitude des Européens face à la vaccination[4]. Réalisé dans les 27 Etats membres actuels de l’UE et au Royaume-Uni, il montre que 85% des sondés estiment que les vaccins peuvent être efficaces dans la prévention de maladies comme la rougeole, la grippe, l’hépatite, le tétanos ou encore la polio.

Mais être convaincu de l’efficacité d’un vaccin ne signifie pas toujours qu’on a confiance dans sa sécurité. L’enquête met en lumière les nombreuses idées erronées qui circulent, dans des proportions plus ou moins fortes selon les pays. Si plus de 80% des personnes interrogées reconnaissent que se faire vacciner permet aussi de protéger les autres et que les vaccins sont rigoureusement testés avant d’être mis sur le marché, près d’un tiers sont persuadés que les vaccins affaiblissent le système immunitaire (31%) ou peuvent provoquer des maladies (38% et près de la moitié (48%) dénoncent un risque d’effets secondaires. Le niveau de connaissances sur les vaccins apparaît comme plus élevé dans les milieux les plus éduqués, les classes supérieures et les urbains.

Ces chiffres cachent de grandes disparités entre les Etats membres : les citoyens des pays scandinaves (Pays-Bas, Suède, Danemark, Finlande) apparaissent comme les mieux informés, juste devant l’Espagne, tandis que plusieurs pays d’Europe de l’Est se situent en queue de peloton -y compris en termes de taux de vaccination. Si parmi les personnes qui ne veulent pas se faire vacciner 10% avancent comme argument le fait que les vaccins ne sont pas sûrs, ce chiffre atteint 15% en Belgique et en Lettonie, et culmine à 22% en France.

La France championne d’Europe de la défiance vaccinale

Environ un tiers des Français pensent que les vaccins sont peu ou pas sûrs, ce qui place l’hexagone parmi les pays les plus sceptiques au monde en matière de vaccination[5]. Plusieurs événements récents ont durablement marqué les esprits : le prétendu lien entre l’autisme et le vaccin ROR (Rougeole-Oreillons-Rubéole), réfuté depuis par de nombreuses études ; la suspicion non avérée d’un lien entre le vaccin contre le virus de l’hépatite B et le développement de la sclérose en plaque, qui a conduit en 1998 les autorités sanitaires à ne plus recommander, par précaution, la vaccination des adolescents ; les importantes controverses qui ont entouré la gestion de la grippe H1N1 entre 2009 et 2010.

« Ces événements sont à l’origine d’un « contexte culturel de défiance vis-à-vis des institutions et des autorités sanitaires en particulier », spécifique à la France, qui explique probablement en partie la plus grande prévalence de l’hésitation vaccinale en comparaison des pays voisins », note un récent rapport du Sénat[6]. L’adhésion à la vaccination, excellente dans les années 2000-2005 (90%) a brutalement chuté en 2010 (60%) et n’a jamais retrouvé le niveau des années 2000 (77% en 2017), malgré une remontée progressive de la couverture vaccinale depuis cette date.

Une enquête publiée en octobre par la Fondation Jean Jaurès[7] attribue aussi les mauvais résultats de la France en matière de vaccination à une crise de confiance vis-à-vis des autorités et de la parole publique, à laquelle s’ajoute aujourd’hui une défiance envers le monde scientifique, alimentée par les joutes médiatiques auxquelles se sont livrés certains de ses représentants depuis l’apparition du coronavirus.

Cette attitude pourrait retarder le contrôle de la pandémie et donc la reprise économique dans l’hexagone. Selon un sondage Ipsos mené dans 15 pays[8], seuls 54% des Français seraient prêts à se faire vacciner contre le Covid-19, ce qui les place en queue de peloton ; ceux qui s’y refusent invoquent les essais trop rapides (35%), les effets secondaires (32%), le manque d’efficacité (12%) et le faible risque d’attraper la maladie (6%), tandis que 13% se disent opposés aux vaccins en général.

Une couverture vaccinale variable selon les pays de l’UE

Les épidémies importantes de maladies « à prévention vaccinale » relevées ces dernières années au sein de l’UE ont mis en évidence des écarts persistants en matière de couverture vaccinale. En ce qui concerne la rougeole, la diphtérie, le tétanos et la coqueluche, un taux de 95% est nécessaire pour assurer la protection de l’ensemble de la communauté ; il n’est pas atteint aujourd’hui au niveau de l’UE.

Selon les chiffres de l’OMS 2015-2016, publiés par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies[9], le taux pour la seconde dose de vaccin contre la rougeole était supérieur à 95% dans certains pays comme l’Espagne, le Portugal, la Croatie, la Hongrie, la Slovaquie et la Suède, mais inférieur à 84% en France, en Italie et en Roumanie. Tous les Etats membres enregistrent des taux supérieurs à 84% pour la première dose de vaccin contre la rubéole mais là encore les chiffres varient, entre ceux qui comme la France et l’Italie se situent sous la barre des 95% et ceux qui à l’instar de la péninsule ibérique et des pays scandinaves se situent au-dessus.

Plusieurs raisons, plus ou moins prégnantes selon les pays, expliquent cette situation. Outre les facteurs expliqués plus haut (défiance à l’égard de la science, des pouvoirs publics ou de l’industrie pharmaceutique, crainte d’éventuels effets secondaires, sous-estimation de la gravité des maladies à prévention vaccinale, méfiance à l’égard de l’innocuité et de l’efficacité des vaccins), une difficulté réside dans les différences en matière de politiques et de calendriers de vaccination entre les pays de l’UE. Ces différences, qui peuvent porter sur le moment auquel les vaccins sont administrés ou le nombre de doses à administrer, s’expliquent souvent par des facteurs sociaux, économiques et historiques, ou tout simplement par le mode d’organisation des systèmes de santé

Certains pays souffrent en outre d’un problème d’accès géographique aux vaccins voire d’une pénurie ou de problèmes, financiers ou autres, liés à la recherche ou à la production. Ces disparités nationales ont un coût en termes de santé publique pour l’ensemble de l’UE, puisque l’immunisation trop faible d’un Etat membre met en péril la santé de tous les citoyens européens.  

La désinformation (informations fausses ou trompeuses) sur les médias en ligne et les réseaux sociaux complique encore la distinction entre faits scientifiques et affirmations non fondées. L’OMS n’hésite pas à ce sujet à parler d’une « infodémie », qui pourrait compromettre le déploiement des programmes de vaccination.

Ce phénomène est particulièrement aigu pour le Covid-19 : la course au vaccin a donné lieu à une prolifération de fausses informations et de rumeurs sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook et Instagram, qui mettent en cause les conditions dans lesquelles les vaccins ont été développées ou vont jusqu’à prétendre que le virus a été artificiellement créé par des organisations internationales.

La Commission européenne, sans compétence directe mais en première ligne

Les politiques de vaccination relèvent de la compétence des autorités nationales ; mais la Commission aide les pays de l’UE à coordonner leurs stratégies et leurs programmes. Le Conseil a ainsi adopté en décembre 2018 une recommandation[10] visant à renforcer la coopération contre les maladies à prévention vaccinale dans l’UE, et ce avec un triple objectif : lutter contre les réticences à la vaccination et améliorer la couverture vaccinale ; accroître la coordination en matière d’approvisionnement de vaccins ; soutenir la recherche et l’innovation. Les pays de l’UE sont encouragés à élaborer et mettre en œuvre des plans nationaux de vaccination comprenant des initiatives pour améliorer la couverture vaccinale.

Les mesures prises ces dernières années par différents pays montrent l’importance de prévoir des stratégies sur mesure. C’est ce qu’a fait le Danemark en 2014. Lorsque les taux de vaccination contre le papillomavirus humain se sont mis à baisser après des reportages négatifs dans les médias, les autorités sanitaires ont identifié la raison de cette perte de confiance ; elles se sont ensuite associées à des groupements de la société civile, ont lancé une campagne de litteratie en santé et ont pris contact avec des parents inquiets.

Autre exemple : la flambée de rougeole en Roumanie de 2017 à 2019, qui a frappé de manière inégale le pays.  Une étude a permis de constater des différences dans la manière dont les professionnels de santé communiquaient avec les parents au sujet des vaccins, et d’y remédier par une meilleure formation de ces professionnels dans ce domaine.

Plus généralement, ceux qui travaillent dans le domaine de la santé jouent un rôle essentiel, même s’ils peuvent eux-mêmes manifester une réticence face à la vaccination, sur eux-mêmes ou sur leurs patients. Il faut aussi souligner que dans les pays où l’on vaccine à l’école -au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves-, la confiance existe et la couverture vaccinale est élevée.

La Commission a présenté le 15 octobre une communication[11] dans laquelle elle présente les éléments que les Etats membres devront prendre en considération dans leurs stratégies de vaccination contre le Covid-19 (groupes prioritaires, communication claire sur les avantages, risques et importance des vaccins, accès). Elle les invite également à insister sur un point : la rapidité avec laquelle des vaccins ont été mis au point s’explique par l’importance des investissements réalisés et les évolutions technologiques, et non, comme le craignent certains, par un défaut de sécurité.

Les futures campagnes de vaccination ne devront pas se contenter de dire que les vaccins sont sûrs et efficaces. Elles devront aussi répondre aux inquiétudes et incompréhensions d’une partie de la population et communiquer de manière claire et transparente sur le fonctionnement du vaccin, le degré et la durée de la protection, ainsi que sur les effets secondaires éventuels[12].

Une erreur majeure serait de mettre sur le même plan rumeurs complotistes et doutes légitimes, rejet catégorique de la vaccination par les « antivax » purs et durs et besoin légitime d’informations, sans apporter les réponses qu’attendent les citoyens.


[1] https://www.lopinion.fr/edition/politique/covid-19-vaccination-sommes-nous-encore-prets-a-vivre-ensemble-a-nous-229018

[2] https://www.who.int/news-room/spotlight/ten-threats-to-global-health-in-2019

[3] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)31558-0/fulltext

[4] https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/index.cfm/survey/getsurveydetail/general/doChangeLocale/locale/fr/curEvent/survey.getsurveydetail/instruments/special/surveyky/2223/

[5] https://wellcome.org/news/world-survey-reveals-people-trust-experts-want-know-more-about-science

[6] http://www.senat.fr/rap/r19-344r19-3441.pdf

[7] https://jean-jaures.org/nos-productions/vaccins-la-piqure-de-defiance

[8] https://www.ipsos.com/en/global-attitudes-covid-19-vaccine-october-2020 ; https://www.ipsos.com/fr-fr/59-des-francais-prets-recourir-un-eventuel-vaccin-contre-la-covid-19

[9] https://www.ecdc.europa.eu/sites/portal/files/documents/Monthly%20measles%20and%20rubella%20monitoring%20report%20-%20JAN%202018.pdf

[10] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32018H1228(01)&from=EN

[11] https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/public-health/coronavirus-vaccines-strategy_fr

[12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/14/vaccin-contre-le-covid-19-la-confiance-est-le-pivot-de-toute-strategie-vaccinale_6059710_3232.html

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