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Se tourner plein Est

| 01/02/2023

Citer cet article :
Maillard, S. 2023. « Se tourner plein Est», Blogpost, Paris: Institut Jacques Delors , 1er février.


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L’amitié franco-allemande a été remise à l’honneur pour le 60ème anniversaire du traité de l’Elysée avec toute la pompe attendue. L’éloquence des discours, tirant jusqu’au lyrique, et la solennité universitaire des lieux cachaient toutefois la timidité des accolades et la prudence des engagements. La relation a connu dans le passé complicités plus personnelles, gestes plus poignants et affinités plus évidentes. La célébration a toutefois souligné la remarquable continuité d’un dialogue politico-administratif de niveau et de profondeur inédits entre deux Etats. Et entre anciens ennemis. Ce sont ce dépassement des sentiments revanchards, cet étouffement des passions impériales, qui confèrent son caractère encore inouï, toujours 60 ans plus tard, à la très raisonnable, très instituée, souvent irritante mais si rassurante relation franco-allemande. A force, l’exercice est devenu obligé et convenu. Il n’empêche: deux pays qui s’évertuent inlassablement à se comprendre malgré leurs irréductibles différences reste un message de paix extraordinaire au regard de l’Histoire, comme l’illustre pour notre infolettre Jérémie Chaplet.

Plus encore en temps de guerre sur notre continent. Il y avait un contraste, presque une insolence, à remémorer à la Sorbonne les haines sagement surmontées quand d’autres haines, au même moment, se déchaînent avec férocité au Donbass ou sourdent toujours dans l’ex-Yougoslavie. Pourtant, depuis bientôt tout juste un an que la Russie a lancé sa deuxième invasion de l’Ukraine, Paris et Berlin peinent à convaincre les belligérants, qu’ils s’efforçaient auparavant de réunir (« format Normandie »). A Kiev, ils gardent toujours le soupçon de soutenir le pays avec les réserves qu’impose le ménagement diplomatique envers la puissance nucléaire russe pourtant agresseur clairement désigné. Les tergiversations à propos de l’envoi de chars ont encore nourri cette suspicion. A Moscou, leurs efforts respectifs de dialogue n’ont jamais ébranlé Vladimir Poutine, qui semble au contraire préparer une nouvelle grande offensive.

Parmi les Vingt-Sept, la Pologne, les pays baltes et d’autres fervents soutiens de l’Ukraine, plus atlantistes que jamais, jugent l’Allemagne et la France trop en retenu. A sous-estimer Poutine, le moteur franco-allemand, pour reprendre la métaphore d’usage outre-Rhin, a perdu auprès de ces pays de sa force morale donc de sa force d’entraînement. Certes, depuis longtemps le franco-allemand est considéré nécessaire mais non suffisant à l’intégration européenne. Cette nécessité demeure, même plus encore depuis le Brexit, mais avec la guerre, sa part insuffisante s’est agrandie.

Ceci est plus préoccupant pour l’avenir que les divisions franco-allemandes du moment. Les vues opposées sont récurrentes au sein du couple, pour user cette fois de la métaphore française. C’est justement la capacité à finir par les surmonter qui a traditionnellement imprimé l’élan aux avancées européennes, à l’exemple du grand emprunt pour financer le plan de relance décidé en pleine crise du Covid. Cette fois, lorsqu’elle repartira, la locomotive risque de ne plus pouvoir tirer tout le convoi européen. Les dirigeants français et allemand peinent à convaincre leurs homologues de l’ampleur de la riposte européenne à donner à l’Inflation Reduction Act américain au menu du prochain sommet européen (lire à ce propos notre éditorial du 4 janvier).

Une Europe élargie va exiger plus d’une locomotive pour avancer. Le moteur franco-allemand doit être couplé à d’autres. La France s’y emploie, signant un traité d’amitié avec l’Espagne, après l’Italie plus tôt, comme pour conjurer le déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’Est. C’est pourtant aussi pleinement dans cette direction que Paris et Berlin doivent regarder pour bâtir la puissance européenne. Agir en particulier davantage avec la Pologne, qu’un an de guerre à ses portes a rendu incontournable et a en partie éloigné d’Orban. A condition que ce pays, où se tiendront de décisives élections cette année, se montre force de propositions pour l’UE plutôt qu’à la pointe de sa critique.

Avec l’Ukraine, qui presse avec insistance pour une adhésion accélérée à l’Union et se voit déjà Etat-membre en 2026 voire 2024 (!), la France et l’Allemagne auront aussi besoin de solides alliés à l’Est pour tracer avec ce pays le chemin d’une entrée graduelle et non précipitée, qui serait dommageable pour tous. En soutenant et en balisant l’élargissement, en anticipant les réformes institutionnelles de l’UE qu’il impose (notre think tank participe avec son homologue berlinois à un nouveau groupe d’experts créé à cette fin), en s’ouvrant bien plus à l’Est, l’Allemagne et la France retrouveront un leadership sur le continent qu’un an de guerre et de divisions internes a fait reculer. Et leur précieuse réconciliation historique pourra inspirer l’Ukraine et d’autres pays quand viendra le moment de panser des plaies aujourd’hui atrocement béantes.

Sébastien Maillard,
Directeur de l’Institut Jacques Delors

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