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L’Europe, une construction toujours en devenir

Par Herman Van Rompuy, Ancien président du Conseil européen.

Discours prononcé à la session d’ouverture de l’Académie Notre Europe, 2020.

’Ne jamais gâcher une bonne crise’ est une phrase très souvent citée de  Winston Churchill. Une variante plus ‘soft’ est la suivante : ‘les crises sont des défis’ ou une ‘opportunité’. Il y a une variante plus forte et maintenant je me cite moi-même: ‘les grandes décisions dans la vie et ailleurs sont prises : au bord du gouffre, le dos contre le mur et le couteau sur la gorge’.

Il en va de même pour l’UE. Jean Monnet le savait déjà quand il a fait sa déclaration bien connue:   « L’Europe se fera dans les crises et sera la somme des solutions apportées à ces crises ».

1.Quelle est notre experience de crise?

Pendant la longue crise de la zone euro (2010-2012), nous avons renforcé la gouvernance de la zone euro afin de prévenir les crises futures. Mais il faut dire que l’UEM n’a guère progressé depuis 2012. Même l’union bancaire n’a pas été achevée.  Une fois la tempête et la crise passées (fin 2012), il y a eu un manque de volonté et de courage politiques pour créer une véritable UEM. La tentation du « business as usual« , quand les choses vont mieux! Pendant la crise des réfugiés, on a commencé à renforcer les frontières extérieures de l’Union avec des  gardes-côtes européens . Ce n’est que quatre ans plus tard que le débat sur un pacte pour l’immigration a été lancé. La raison en est que les États membres n’ont pas pu se mettre d’accord sur l’aspect solidaire de ce pacte (ce qui faisait aussi problème dans la crise de la zone euro), ils n’ont réussi qu’à s’accorder sur le besoin d’un arrêt de l’immigration massive irrégulière, ce qui a été réalisé.

La pandémie actuelle donne également un bon exemple d’ une politique qui ne peut émerger que sous la pression. Dès que les choses se sont améliorées au cours de l’été, les mesures ont été assouplies, ce qui a entraîné une deuxième vague. Une fois de plus, cette flambée n’est combattue que le dos au mur. Cette crise corona a néanmoins forcé la prise de décision au niveau européen dans le domaine économique. Une percée inattendue a été réalisée avec le Fonds de relance, qui a permis à la Commission elle-même d’emprunter sur le marché des capitaux et qui fournira plus de subventions non-remboursables que de prêts (bien qu’à des taux d’intérêt extrêmement bas, voire inexistants). Le fonds de relance fait l’objet de deux grandes innovations :

  • Les remèdes ne constituent pas une solution « définitive », ce qui n’avait presque jamais été le cas auparavant. De toute façon, qu’est-ce qui est définitif dans ce monde où tout est en mouvement ? À cause, en partie, de faits extérieurs mais aussi à cause d’initiatives politiques propres (Brexit, guerres commerciales)?

Un fait exceptionnel est la réunification de l’Allemagne pour laquelle l’élan de la Chute du Mur de Berlin a été utilisé afin de créer quelque chose d’irréversible, de ‘définitif’. Le chancelier Kohl a saisi cette « opportunité » lorsque l’histoire a frappé à la porte.

Le plus important est de toujours progresser vers plus de coopération et d'intégration européennes. Cliquez pour tweeter

Cela a toujours été le cas au cours des soixante-dix dernières années. Le Brexit est une exception. On peut toutefois se demander si l’accord du 21 juillet 2020 sur le Fonds de relance aurait pu voir le jour si le Royaume-Uni avait encore été membre de l’UE. Peut-être aurait-on finalement créé une sorte de fonds uniquement pour la zone euro et non un vrai fonds européen. J’étais favorable au maintien de l’adhésion du Royaume-Uni cela présentait des inconvénients. On n’a fait un bond en avant dans la coopération militaire européenne qu’après le référendum britannique. Mais le Royaume-Uni ne nous a pas empêchés d’aller plus loin dans l’approfondissement de l’Union (l’euro !) avec les traités de Maastricht et de Lisbonne, à condition qu’ils bénéficient d’une clause de non-participation.

J’ai dit un jour que pour l’UE, la direction était plus importante que la vitesse, mais est-ce toujours vrai ? Il y a de nouveaux éléments qui rendent la prise de décisions plus dure. Je les énumère. Les développements technologiques numériques, les changements géopolitiques avec une Chine expansionniste et une Amérique en retrait, les ravages causés par le changement climatique, la malaise sociale dans chacun de nos États membres (du fait de l’individualisation, l’hyper présence des médias sociaux ainsi que les inégalités croissantes), font que la rapidité d’action devient difficile. Cependant, la vitesse est importante. Il y a urgence.

La Conférence sur l’avenir de l’Europe doit en tenir compte. Il ne faut pas perdre son temps avec des débats institutionnels, sauf sur le transfert de certaines compétences (dans le domaine de la santé) et sur tout ces aspects qui accélèrent et facilitent la prise de décision, en adaptant la règle de l’unanimité. On pourrait, par exemple, introduire quelque chose entre le consensus et la majorité qualifiée. Maintenant, la Conférence doit porter sur les politiques à mener. Si nous voulons mettre fin au désenchantement et à la colère de nombreux citoyens, nous devons obtenir des résultats dans un certain nombre de domaines : emploi, migration irrégulière, climat, violence et terrorisme, pandémie, inégalités. L’agenda des citoyens doit passer en premier. Mais il ne s’agit pas seulement d’écouter. L’UE doit également fournir des solutions. Les gens parlent beaucoup de « déficit démocratique », mais il ne devrait pas y avoir non plus de « déficit de leadership ».

Je me permets d’insister sur la politique climatique. Dans un certain nombre de domaines, la Commission a déjà présenté des propositions, dont certaines sont soutenues par le Conseil européen. Le Green Deal est le grand projet de cette législature. Le renforcement drastique des objectifs d’émission pour 2030 (de -40 à -55%) sera discuté au Conseil en décembre. Le combat contre le changement climatique ne peut plus être reporté. Le climat et la biodiversité sont en crise. D’ailleurs il y a un lien direct entre la pandémie et le climat, entre autre par le déboisement.  C’est pourquoi il était important que les investissements climatiques représentent 37 % du Fonds de relance. Un bon exemple d’intégration de mesures à long terme dans celles à court terme.

Pour aller de l’avant dans l’Union, pour éviter des blocages, on parle souvent d’une Europe à « deux vitesses ». Il existe déjà de facto des différences entre les États membres. La plus importante se situe entre les pays qui ont adopté l’euro et ceux qui ne l’ont pas adopté, ce qui coïncide en partie avec la distinction entre l’Europe centrale et l’Europe occidentale. Mais il existe également de grandes différences d’opinion au sein de la zone euro. Pensez aux quatre « frugaux » dont deux d’entre eux sont les pays de la zone euro et les autres ne le sont pas. Je ne crois pas à cette histoire des deux vitesses.

À plus long terme, le plus grand danger pour l’unité de l’Union est la tension entre les pays qui sont des démocraties classiques et ceux qui, violent ou menacent un certain nombre de libertés. Bien sûr, des élections dans ces pays peuvent changer la situation. L’entente entre les maires anti-populistes de Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava montre que les sociétés évoluent. La tension entre ville et campagne est d’ailleurs un phénomène qui existe dans tous les pays.

En bref, le schéma des ‘deux vitesses’ est trop caricaturale. Une fois de plus, beaucoup de choses sont en mouvement.

La « crise multiple » a certainement renforcé l’idée d’une « forteresse Europe », dans l’opinion publique. C’est pourquoi il était bon que, après des hésitations de la part de la France, des négociations d’adhésion soient entamées avec la Macédoine du Nord et avec l’Albanie. La Croatie est, elle, devenue membre dans une atmosphère déjà décrite à l’époque comme « la fatigue de l’élargissement ». Les négociations avec la Turquie sont dans l’impasse. En fait, elles sont terminées. Compte tenu de la perte totale de confiance mutuelle, il faudra attendre que l’UE envisage une coopération plus étroite, autre que l’adhésion.

Il y a l’adhésion, mais il y a aussi la sortie. Le Royaume-Uni a toujours été un membre spécial, d’ailleurs le moins intégré de tous puisqu’il n’est ni membre de la zone euro ni de l’espace Schengen. La migration et la crise des réfugiés ont peut-être fait la différence entre 52% et 48%. Le Brexit est devenu un projet anglais de plus en plus populiste et un exemple de nationalisme nostalgique (comme on en trouve dans d’autres pays, même chez des acteurs géopolitiques majeurs). Depuis le référendum du 23 juin 2016, l’UE est remarquablement unie dans son attitude envers les gouvernements britanniques. Cette unité a été incarnée par la Commission et par le négociateur en chef Michel Barnier. C’était l’une des nombreuses erreurs de calcul du côté britannique. En plus d’un Brexit, il se peut qu’il n’y aurait pas d’accord sur la relation future, un atterrissage dur donc, dont le coût économique est plusieurs fois plus élevé pour le Royaume-Uni que pour l’UE-27. Quoi qu’il en soit, c’est une perte politique et économique pour l’Union. Cependant, la caravane européenne avance. Elle reste unie à 27. Mais il n’est pas certain que le Royaume-Uni restera uni. Le soutien à l’indépendance de l’Écosse est au plus haut niveau jamais enregistré : 58 % des personnes qui ont pris leur décision voteraient « oui » à cette indépendance.

2.La crise due à la la pandémie actuelle a également entraîné un certain nombre de changements d’attitude remarquables dans l’Union.

Par exemple, de nombreux citoyens ont été surpris de constater que l’Union était presque absente au printemps lorsque la crise débutait. La santé est une compétence nationale, mais peu de gens le savaient. Les citoyens ont constaté que chaque pays réagissait différemment et que les frontières se fermaient progressivement comme dans la période précédant Schengen. Il est apparu clairement que l’Europe n’était pas un super État ! Beaucoup ont alors demandé « plus d’Europe »!
Autre particularité: l’Allemagne a retrouvé son prestige dans les pays du Sud en se déclarant prête à accorder jusqu’à 500 milliards d’euros de subventions, des transferts non remboursables pour la relance des économies. L’austérité si controversée dans un certain nombre de pays pendant la crise de la zone euro a donc aussi été abandonnée par l’Allemagne. La pandémie a fait tomber des tabous, tels que le Pacte de stabilité et de croissance, les aides d’État, la subvention des salaires du secteur privé par les autorités publiques (jusqu’à 25 % de la main-d’œuvre pendant le lock down), l’introduction massive du travail à distance, les fusions entre grandes entreprises européennes, l’équilibre budgétaire nationale, l’attitude envers la Chine, le renforcement des objectifs climatiques, la politique hyper expansionniste de la BCE  depuis des années et j’en passe. Le paradoxe est que l’Allemagne elle-même a été un des premiers à sacrifier la plupart de ses tabous. Tout cela est-il temporaire ou permanent ? La crise Covid-19 est loin d’être terminée. C’est une période qui mène la vie dure aux tabous.

Permettez-moi de soulever, dans ce cadre, une question souvent posée: pourquoi l’augmentation des déficits et de la dette publique est-elle moins dangereuse aujourd’hui ? Question taboue jusque récemment ! Le FMI affirme que, pour les pays riches, l’austérité ne sera pas nécessaire et pourrait être contre-productive. Surprenant, car le FMI a toujours été un fervent défenseur de la prudence budgétaire. La clé de la réponse est que les coûts d’emprunt, les taux d’intérêt resteront inférieurs aux taux de croissance économique avec des effets bénéfiques sur les dettes.

Il existe également un consensus sur le fait que la politique à long terme devrait se concentrer sur une plus forte croissance de la productivité afin d’améliorer le niveau de vie et de s’adapter à un monde post-covid-19.  Cela pourrait impliquer davantage d’investissements publics dans les infrastructures, en particulier les infrastructures numériques et vertes ; davantage d’investissements dans le capital humain afin que la main-d’œuvre puisse être préparée à la transition vers les types d’emplois qui seront probablement créés dans un monde post-covid-19.

Mais notre société exige la prospérité pour tous, surtout parmi les pays de l’UE qui rejettent le modèle anglo-saxon. La question sociale est au cœur du débat de société depuis plusieurs années.  La pandémie crée de nouvelles inégalités. Les inégalités à l’intérieur des pays européens et entre les pays se creusent hélas rapidement. Tout le monde ne peut pas se protéger de la même manière contre la maladie et la mort. Tout le monde ne peut pas travailler à distance. Tout le monde n’aura bientôt pas accès au vaccin de la même manière. Les personnes âgées courent beaucoup plus de risques pour leur santé que les jeunes, mais ces derniers perdent leur emploi plus rapidement. Les inégalités sont également liées aux politiques menées dans chacun des pays. La lutte contre les inégalités est avant tout l’affaire des gouvernements nationaux, mais l’UE a également un devoir de solidarité qui repose sur son budget pluriannuel et les mesures de relance en faveur des régions les plus touchées par la crise. Elle l’a fait.

En attendant, le monde continue de tourner, mais pas comme avant.  Regardez les taux de croissance de la Chine et d’autres pays.  En 2020-2021, la Chine connaîtra une croissance de 9 % (sur une base annuelle), l’Allemagne une baisse de 2 % et les États-Unis une décroissance de 8 % ! Elle reflète les différences d’efficacité de la politique antivirus. La Chine a été la première à entrer et à sortir de la pandémie.  Regardez également les chiffres de croissance des BRICS ou d’autres économies émergentes qui, jusque récemment, servaient d’exemples pour illustrer les avantages de la mondialisation. Une récession historique, avec un chiffre de moins 12,5% en Inde, -6,5% au Brésil. La pandémie montre à quel point la gouvernance est faible dans certains pays, émergents et autres. Il s’agit de bien plus que d’une distinction entre les démocraties et les régimes autoritaires. Il existe de grandes différences à l’intérieur des deux groupes. Comparez la situation de la Chine avec celle, lamentable, de la Russie. La Covid-19 a aussi révélé les faiblesses de certaines économies, comme le font souvent les crises. En plus, 120 millions de personnes supplémentaires se retrouvent dans l’extrême pauvreté après des décennies de déclin rapide.

La crise actuelle nous a également rendus sensibles à la forte dépendance de l’Union dans de nombreux domaines : équipements médicaux et médicaments, énergie, technologies numériques (qui ont rendu la crise économiquement et émotionnellement plus supportable). Le concept de souveraineté était déjà présent avant la pandémie. Je pense à la défense européenne, à une plus grande réticence des européens face aux investissements chinois dans des secteurs stratégiques, au rôle du dollar comme instrument politique. Cette volonté souverainiste européenne est liée à la forme actuelle de la mondialisation, basée  trop exclusivement sur le marché qui protège trop peu, mais elle est aussi liée à la crise de l’Occident (Brexit, Trump). L’Union doit prendre son destin en main. Elle doit trouver sa  place dans un cadre géopolitique changeant. Comment peut-elle jouer un rôle géopolitique alors qu’elle est si dépendante d’autres pays dans certains domaines stratégiques ? Mais il faut aussi se poser la question suivante : jusqu’où peut-on aller dans la protection de ses intérêts et de son autonomie sans tomber dans le protectionnisme ? Plus que jamais, il est clair qu’un pays seul ne peut pas faire face à cette nouvelle situation géopolitique. En fait, la France et l’Allemagne coopèrent désormais davantage au niveau macroéconomique et microéconomique. Le Royaume-Uni n’est pas conscient qu’un nouveau monde est en train de se créer. Il vit dans un monde qui n’existe plus. L’isolement n’est plus splendide!

Cependant, la crise de la Covid n’a pas uni le monde, bien que le virus lui-même ne connaisse pas de frontières. De nombreuses institutions multilatérales sont en crise (OMC), ont perdu de leur pertinence (Conseil de sécurité de l’ONU), ou sont fragilisées (UNFCCC). Bien sûr, l’attitude négative de l’administration Trump joue un rôle majeur dans ce contexte, mais elle n’est pas la seule. Certains pays ne font qu’exprimer un intérêt de pure forme pour le multilatéralisme. Pourtant, nous avons maintenant besoin du contraire, de plus de gouvernance mondiale. L’UE est très  (trop) sincère dans son soutien à l’ordre international. Le seul point positif est la volonté de la Chine et de l’UE de devenir neutres sur le plan climatique d’ici 2050 ou 2060. Bien sûr il faut implémenter!

En bref, cette pandémie ne déclenche pas plus mais moins de coopération internationale. Je ne parle même pas de la montée du nationalisme nostalgique dont la Turquie et la Russie sont les représentantes, quoique leur économie soit trop faible pour pouvoir financer leurs ambitions politiques et militaires. Toutefois, ces pays sont des voisins de l’Union et sont très agressifs en Syrie, en Libye et  dans les eaux territoriales de la Grèce et de Chypre. L’Union ne peut être un acteur géopolitique si elle ne peut jouer un vrai rôle en particulier dans son voisinage. Les incidents récents dans la Méditerranée ne sont, hélas, pas très encourageants.

L’augmentation de la pauvreté extrême, en particulier en Afrique, devrait également permettre de se concentrer à nouveau sur ce continent voisin. Dans une certaine mesure, était déjà le cas avant le coronavirus. Les motifs d’intérêts suscités par l’Afrique sont différents pour la Chine (matières premières) et pour l’UE (migration). Le niveau d’endettement dans un certain nombre de pays africains est également un problème urgent. Les pays européens ont déjà allégé le fardeau de leur dette. Selon la Banque mondiale une nouvelle crise financière n’est pas exclue, qui prendrait son origine dans les pays les plus pauvres.

Tout au long de la crise, les valeurs de responsabilité et de solidarité jouent un rôle important. Dans la crise sanitaire actuelle, l’UE en tant que telle n’a pratiquement aucune « responsabilité » à assumer. En ce qui concerne la solidarité, elle la pratique, bien que, comme toujours, il soit difficile d’être d’accord avec 27. La solidarité était et reste très controversée en matière de migration. La Commission propose même différents types de solidarité. En ce qui concerne le climat, un fonds de transition est prévu pour certains pays. Tout le monde se souvient du calvaire de la crise de la zone euro pour parvenir à la solidarité en échange de mesures strictes visant à mettre de l’ordre dans certaines économies nationales. Mais à chaque fois, une solidarité tangible a été réalisée au milieu de la montée de l’individualisation, du particularisme et du nationalisme. Grâce à cette solidarité, l’Europe reste unique. C’est ainsi que nous reconnaissons ‘notre’ Europe.

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